La Littérature en suspens -descriptif-extraits

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32 €

LIVRE-AUTEUR

512 pages
Format : 16,5 x 23,5 cm
Couverture rigide
ISBN : 978-2-9541059-5-6
Date de parution : 2 avril 2015

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Extraits

«Quand on écrit sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins dans un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens.»
Cette phrase elliptique a été prononcée par Imre Kertész à Stockholm en 2002. En décernant le prix Nobel de littérature à cet écrivain hongrois rescapé d’Auschwitz et de Buchenwald, l’Académie suédoise faisait entrer dans le royaume de la «Littérature» mondiale l’œuvre d’un survivant juif des camps nazis qui avait fait « acte de témoignage » dans la Hongrie communiste, et, plus largement, le témoignage en tant qu’œuvre. En retour la «littérature» se voyait remise en question, «en suspens». Dans son discours Kertész acceptait de bonne grâce, malgré la disgrâce, d’être un «écrivain de l’Holocauste» à ranger dans «l’étagère idoine», mais à une condition : la «culture de l’Holocauste», puisqu’elle existait, devait affronter ce que signifiait réellement «Auschwitz» et en tirer toutes les conséquences.
«Il faut savoir», dit Kertész. Celui qui écrit sur ce sujet sans savoir s’expose au risque de faire de la mauvaise littérature, du kitsch. Mais dans quel «certain sens» faut-il entendre ce «suspens» ? Le mot hongrois est «felfüggeszt», que le dictionnaire traduit par «suspendu, arrêté provisoirement». En français ce qui est «suspendu» ou «mis en suspens» peut être à la fois momentanément arrêté, désactivé, maintenu dans l’indécision, destitué de ses fonctions, suspendu en hauteur.
On le sait bien, la littérature n’a pas été «arrêtée» par «Auschwitz», ni même à Auschwitz. Les manuscrits des Sonderkommandos retrouvés sous terre et baptisés «Rouleaux d’Auschwitz» disent qu’écrire un poème avait encore une signification pour les condamnés, fût-il enfoui à deux pas des chambres à gaz, livré à un aléatoire que nul n’avait pu penser jusque-là. Comme l’historiographie du génocide nazi, la littérature de la Shoah ou du Khurbn – terme yiddish pour désigner la destruction intégrale, et originairement celle du Temple – a pris naissance dans la Catastrophe, pendant les années de guerre et d’occupation. Il appartient à Michel Borwicz d’avoir le premier conçu comme corpus les «écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie», et d’avoir interrogé sans détour sa fonction anthropologique et sa valeur littéraire. En se poursuivant dans ces conditions inouïes, la littérature montrait qu’elle ne s’«arrêtait» pas à Auschwitz, et même que la réalité nommée «Auschwitz» l’enjoignait de répondre en tant que telle : c’est bien un poème qu’écrivit à Birkenau Zalmen Gradowski, et non des notes destinées à laisser une trace. Bien d’autres poèmes ont été conçus dans les camps, dans les caches et au bord des fosses, et dans les ghettos de l’Est «tout le monde écrivait…» disait Emanuel Ringelblum, l’éminence grise de l’équipe d’archivistes du ghetto de Varsovie. Si cette phrase est devenue mythique, le contenu de ces archives (et de bien d’autres) montre qu’elle désignait une réalité effective : «tout le monde» n’était pas tout le monde, mais beaucoup plus de monde qu’en temps ordinaire et plus qu’on aurait pu s’y attendre dans de telles conditions. Ceux qui écrivaient disaient adieu, déversaient leur colère, formulaient leur angoisse ou faisaient diversion, non seulement dans des journaux ou des lettres, mais dans des récits, des poèmes et parfois des fictions.
Et lorsque les survivants ont écrit, certains sans attendre et d’autres bien plus tard, c’était dans un présent tout autre, se donnant le temps d’une expérience à assimiler, et parfois d’une œuvre à créer. Malgré bien des aléas, politiques en particulier, ce travail d’assimilation ne s’est pas arrêté – même lorsqu’il fut frappé d’interdit, comme en URSS durant plusieurs décennies. L’écriture s’est alors contrefaite et le témoignage s’est caché, mis en sourdine ou mis en mémoire. Devenus clandestins, journaux, poèmes et récits ont ressurgi pendant le «dégel», ou plus tard avec la glasnost, en «écho tardif» aux sidérants massacres qui avaient empoisonné la mémoire de tous. La «littérature des ravins» a été «mise en suspens» au sens strict : arrêtée, mise en
attente, remisée, refoulée.
Écrivant à Budapest, Kertész a connu ce phénomène de censure, certes à un moindre degré ; mais ce n’est pas de cela qu’il parle ici. À Stockholm en 2002, la mise en suspens n’est pas plus une mise aux arrêts qu’à l’arrêt. Il tient ce propos dans une Europe où la parole sur Auschwitz est «libre» au moins au sens politique. Car la «culture de l’Holocauste», elle, manifeste plutôt une profonde aliénation au «sujet» – distincte d’une fidélité à l’événement. Ce «sujet» s’affiche sous nos latitudes d’une manière ultra-redondante et stéréotypée, à l’heure où les «derniers témoins» laissent place aux «héritiers», comme on l’entend dire jusqu’au ressassement. Ce «passage de témoin», censé assurer la très sainte «transmission», semble même procurer dans les milieux littéraires une sorte de soulagement, parallèle à celui qu’engendre le processus de patrimonialisation en cours. Religion de la mémoire et académisme se retrouvent dans la notion équivoque d’«héritage»,
normalisée malgré son poids idéologique par le «devoir de mémoire». Profondément dépolitisée, la mémoire de la Shoah est muée en code culturel et catéchisme œcuménique, sinon consensuel : elle recouvre une guerre des mémoires elle-même propice aux redondances et mimétismes concurrentiels.
Cette littérature est aujourd’hui étudiée dans les collèges et lycées, au prix de la sélection drastique que suppose un canon pédagogique efficace, dans ce domaine a priori peu édifiant. Anne Frank est requise et Primo Levi passe la rampe. La «Shoah» en Europe, comme l’«Holocauste» aux États-Unis et en Israël, constitue un secteur culturel consacré, tant en littérature qu’en histoire, et «l’étagère idoine» occupe une place exponentielle dans la bibliothèque du monde. Dans cette autre Babel, qui attend son Borges, les récits des rescapés côtoient les fictions écrites par ceux qui n’y étaient pas. La littérature des «héritiers» entend «relayer» celle qui s’était constituée sous les noms de «littérature concentrationnaire», «bibliothèque de la Catastrophe» ou «littérature de la destruction», à travers le témoignage des engloutis et des survivants. Les problèmes que posait cette littérature de témoignage sui generis semblent vouloir se régler d’un côté par la mutation de la Shoah en «sujet romanesque», et, de l’autre, par l’étrange idée que le témoignage serait un «genre littéraire», comme si l’acte de témoigner tenait dans une forme littéraire préposée, en l’occurrence narrative. Ce formatage culturel tient pour nul le «savoir» de la «mise en suspens».
Mais où est le «suspens» si le besoin et la capacité d’écrire n’ont pas été détruits dans le choc historique, et si même une littérature a pu faire de celui-ci son objet ou son fief? Évoquant ses débuts littéraires, Kertész a utilisé une autre image :
«J’ai vite compris que les questions de savoir pour qui et pourquoi j’écrivais ne m’intéressaient pas. Une seule question me travaillait : qu’avais-je encore en commun avec la littérature ? Car il était clair qu’une ligne infranchissable me séparait de la littérature et de ses idéaux, de son esprit, et cette ligne – comme tant d’autres choses – s’appelle Auschwitz.»
La «littérature» à mettre en suspens est un système gouverné par des «idéaux», dont le survivant se sait irrémédiablement séparé. L’«esprit» de la «littérature», voilà ce qu’«Auschwitz» semble avoir non pas détruit, mais obligé à quitter. Pas pour en détourner le regard ni en célébrer le deuil, mais pour en observer les signes du bord de cette «ligne» devenue le seul site praticable. Cette ligne, le survivant la trace au moment d’évoquer sa décision de devenir écrivain. C’est de ce devenir et non de sa déportation qu’a parlé Kertész à Stockholm, racontant comment il était devenu romancier «pas à pas» après être devenu «pas à pas» un parfait déporté, parcours qui fit de lui un «incorrigible romantique dans les bras du socialisme réel» et un «Juif de la Catastrophe». Son discours est un récit d’apprentissage littéraire, où le survivant avance «sur la voie linéaire des découvertes» : découverte que la «vie» qu’on lui avait retirée étant la seule réalité existante, il fallait la reprendre au «monstrueux Moloch qu’on appelle l’histoire» ; découverte qu’il voulait le faire par la littérature ; découverte, plus tard, qu’en l’absence de public il écrivait pour lui-même. Si Kertész a intitulé ce récit «Eurêka !», c’est que le «pas à pas» est devenu une «méthode heuristique». Parmi ces découvertes il y eut celles de Thomas Mann et Albert Camus, ses deux «étoiles polaires», puis de Borowski, Kafka, Celan, Améry, Márai, Radnóti, Bernhard… La littérature n’en a pas moins été «mise en suspens», et elle l’est plus que jamais peut-être à Stockholm. Kertész le dit à travers un «aveu» :
«Depuis que je suis monté dans l’avion pour venir ici, à Stockholm, recevoir le prix Nobel qui m’a été décerné cette année, je sens dans mon dos le regard scrutateur d’un observateur impassible ; et, en cet instant solennel qui me place au centre de l’attention générale, je m’identifie plutôt à ce témoin imperturbable qu’à l’écrivain soudain révélé au monde entier.»
Derrière l’écrivain se tient un témoin au regard «impassible», volontiers narquois. Car la «ligne infranchissable» prête à l’ironie :
“À propos d’Auschwitz, on ne peut écrire qu’un roman noir ou, sauf votre respect, un roman-feuilleton dont l’action commence à Auschwitz et dure jusqu’à nos jours. Je veux dire par là qu’il ne s’est rien passé depuis Auschwitz qui n’ait annulé Auschwitz, qui ait réfuté Auschwitz. Dans mes écrits, l’Holocauste n’a jamais pu apparaître au passé.”
Si un tel événement ne peut se ranger dans un «tiroir approprié de l’histoire», ni se réduire à un débat esthétique sur le meilleur mémorial à construire, c’est qu’il a eu lieu, et qu’«en un certain sens» il continue d’avoir lieu. La «mise en suspens» est un fait de conscience et une exigence critique, que recouvrent quotidiennement les rites mémoriels de la «culture de l’Holocauste». S’il «faut savoir», c’est que communément on l’ignore ou qu’on veut l’oublier. Le suspens n’a eu lieu dans aucun passé : il est le présent par quoi l’événement s’inscrit dans la littérature à l’état de question. C’est de ce présent que tente de parler le livre qu’on va lire.
(extrait du «Préambule»)

[…]

Rentrons d’abord dans «l’usine symbolisante», secteurs Esthétique et Poétique. Son architecture est celle d’une église dont la première pierre, allemande, aurait été posée par Theodor W. Adorno: «Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes». Rédigé en 1949, paru en 1951 dans «Critique de la culture et société», ce précepte concluait une réflexion sur la «dialectique entre culture et barbarie», et faisait d’Auschwitz un coup d’arrêt même à la dialectique, qui était «intransigeance à l’égard de toute réification». Ce précepte frappant, parce que frappé au sceau de la Faute, fut extrait de son contexte d’après-guerre et érigé en table de la Loi, provoquant obédiences et sécessions. Or l’outrancière simplification d’Adorno en 1949 avait une fonction polémique légitime: celle d’empêcher que ne se réalisât le désir d’effacer le crime, patent dans la société allemande et sensible dans les milieux littéraires, comme le montraient même les premiers débats du Groupe 47. Mais Adorno a par la suite complété et aggravé son propos – et non pas réfuté comme on le dit toujours. Dans «Engagement» (1962), il assuma cette phrase en critiquant «l’impulsion qui anime la littérature engagée» qui, avec sa «parole pontifiante» – il visait Sartre et Brecht –, était en train d’intégrer le génocide à son «patrimoine culturel», maquillant l’horreur et produisant une «métaphysique trouble» selon laquelle l’humain peut s’épanouir jusque dans les situations extrêmes. Défendant «l’intransigeance absolue» des œuvres «formalistes» contre les «poèmes parfaitement inutiles sur les victimes», Adorno disait sa gêne même à entendre Un survivant de Varsovie de Schönberg (1947), où l’élaboration artistique de la souffrance et la stylisation par le chœur, transfigurant l’horreur, faisaient offense aux victimes en permettant de tirer une jouissance des coups et des morts: «On se sert d’elles pour fabriquer quelque chose qu’on donne en pâture au monde qui les a assassinées». Dans Negative Dialektik (1966), Adorno renonça à sa phrase en affirmant le «droit à l’expression» de la «sempiternelle souffrance», mais il remplaçait la question de la poésie possible par celle de la vie possible: la «pensée» avait la tâche désormais de problématiser la «possibilité d’une affirmation de la vie». Il n’en allait donc pas seulement du poème, mais de la culture, de la critique de la culture, et de la vie même. Cette dissolution de la «poésie» dans la «culture» et la «vie» disait l’incapacité du philosophe à penser la poésie et son rapport spécifique au sens, distinct de la «vérité» qui était selon lui le propre du langage. Adorno ne dépassa jamais ce coup d’arrêt donné à la pensée spéculative et à l’imagination artistique. Or cette conception du mal esthétique, très inscrite dans la tradition allemande (et autrichienne), supposait de fermer les yeux sur certaines réalités autres que la «souffrance», et de lire certains textes.
On lui répondit donc par des textes choisis. La réception allemande du propos d’Adorno en détourna le sens, à commencer par la réplique que lui fit, en 1959, Hans Magnus Enzensberger, en lui opposant comme un démenti la poésie effective de Nelly Sachs. Celle-ci allait devenir une icône de la poésie possible et, qui plus est, d’une poésie juive sur la Shoah. Elle partagea vite cette fonction avec Paul Celan, qui composa sa propre réplique poétique à Adorno (Entretien dans la montagne). Quoique exclu de la vie intellectuelle allemande, Celan fut l’objet d’une implacable récupération idéologique. L’alliance des œuvres de Sachs et Celan se fit au mépris des différences qui les opposaient: dans leur expérience historique, mais aussi dans leurs positions sur la fonction salvatrice de la poésie et la «réconciliation» judéo-allemande, que refusait violemment Celan. Surtout, un déplacement s’était opéré de la «poésie après» à la «poésie sur». (L’idée d’une poésie pendant n’était pas même envisagée.) On ne s’étonne pas qu’Adorno soit resté sourd au grand «oratorio» de Peter Weiss (Die Ermittlung, 1965), où l’esthétique «documentaire» donnait lieu à une authentique écriture poétique. Pour lui, la «puissance» poétique de Paul Celan était l’exception à la règle de «l’impuissance» des écrits sur Auschwitz.
Le débat obsessionnel autour du «nach Auschwitz» laissait intact le paradigme de «l’après», au détriment du Je testimonial et poétique du survivant. Le système composé par le décret et ses répliques, répétant sur tous les tons qu’il existait bien une poésie, une écriture et un art, bref une vie «après Auschwitz», fit du témoignage, relégué dans l’illisible, un point aveugle de la réflexion allemande durant trente ans. En dehors du journal d’Anne Frank, paru en Allemagne en 1950, qui permettait de s’identifier à l’enfant cachée sans être confronté à la mort au camp, les témoignages semblaient ne concerner que l’historien. Le pathos orchestré autour de Celan n’y changea rien, car son œuvre de survivant ne relevait pas du témoignage, sinon en un sens singulier: elle posait bien la question de la transmission, brûlante déjà chez Kafka, mais elle le faisait en codant la langue allemande et non par le Je témoin. Si un débat s’esquissa entre non-Juifs et Juifs, c’était moins entre Allemands dénazifiés et rescapés qu’entre résistants et exilés, mais l’incompréhension éprouvée ici fut vite énoncée comme une fatalité.
Une littérature de rescapés exista pourtant dès 1945. De nombreux récits de déportation, journaux et chroniques étaient accessibles, mais ils ne furent pas lus à l’égal de la littérature concentrationnaire en France. La collecte, le dépouillement et le commentaire des témoignages revinrent en partie aux survivants – tels Inge Deutschkron, Hermann Langbein et H. G. Adler. Ce dernier, tout en faisant œuvre d’historien à propos de Theresienstadt, expérimenta un autre type d’écriture dans Eine Reise. Erzählung, où s’effectuait par l’euphémisation ironique une «métamorphose poétique de l’expérience» (Elias Canetti) – qui ne sauva pas ce livre de quarante ans d’oubli. L’étrangéisation de l’expérience passait par le récit allégorique d’un voyage, comme dans le roman visionnaire et messianique d’Ilse Aichinger, Un plus grand espoir (Die grössere Hoffnung), qui, paru à Amsterdam en 1948, transposait la situation qu’avait connue l’auteur, Autrichienne demi-juive. Certains rescapés écrivirent des romans plus accessibles, d’allure réaliste mais où le travail de la fiction se montrait audacieux, comme chez Grete Weil (Tramhalte Beethovenstraat, 1963), Edgar Hilsenrath (Nacht, 1964) et Jurek Becker (Jakob der Lügner, 1969). Un désir de littérature s’y exprimait, fût-ce à travers le thème de l’échec ou du mensonge: un besoin de narration mais aussi de fable face à la démesure du réel et à la toute-puissance de la mort. Hilsenrath dira combien, contre l’avis de tous, il avait voulu écrire un roman sur le ghetto et non un témoignage oculaire (Augenzeugenbericht), mais la réception de Nacht, qui représentait sans complaisance les Juifs du ghetto, se cantonna dans des propos moraux. Il fit scandale avec Der Nazi und der Friseur, qui abordait le rapport intime entre victime et bourreau, et qui fut d’abord publié aux États-Unis en 1971 – comme les textes de Soma Morgenstern, qui s’y était exilé. Ces livres restèrent longtemps sans grand public en Allemagne, ou bien leur réception n’entamait pas le paradigme du «nach» de la littérature impossible après Auschwitz.
De même que la poésie de Celan démentait le dictum adornien, cette littérature contredisait la «fin de la fiction» dont parla Wolfgang Hildesheimer – qui, revenu d’exil et proche du Groupe 47, était alors le seul écrivain juif réellement écouté parmi les intellectuels allemands, avec Jean Améry, Autrichien exilé en Belgique. Hildesheimer affronta l’extermination – qu’emblématisait pour lui la destruction des Juifs de Salonique – par une écriture monologuante à l’image de sa poétique subjectiviste: Tynset (1965), où un rescapé insomniaque disait ses rêves et hantises, lui valut le prix Büchner, mais le Je poétique du rescapé n’attira pas l’attention; puis Masante (1973), qui multipliait les fils narratifs autour d’un vide central, exprimait un désespoir généralisé dû à la catastrophe qu’était devenue l’histoire, et la tentation du mutisme. Malgré le coup de tonnerre du Tambour de Günter Grass (Die Blechtrommel, 1959), où était représentée en grotesque la petite bourgeoisie embrigadée dans l’idéologie nazie, la victimisation de la nation et la démonisation de l’hitlérisme continuèrent de sévir, sans réduire la culpabilité ambiante. Celle-ci donnait lieu à une vague identification aux victimes plutôt qu’à une lecture des témoignages. à moins de s’en saisir pour en faire le matériau d’une fiction. En 1948 parut à Munich un livre qui se présentait comme
des «notes d’un souterrain» écrites par un rescapé, Jakob Littner, dont le récit avait été en fait réécrit par Wolfgang Koeppen, qui ne signa ce livre qu’à sa réédition en 1992. En 1967, Alfred Andersch prêta sa voix à un orphelin juif en exil dans un récit intitulé Efraïm: en postface, Jean Améry saluait la liberté existentialiste avant l’heure de cette «œuvre de désengagement», qui brisait avec le «jargon pseudo-dialectique». Améry avait répondu à sa manière à Adorno l’année précédente avec son recueil d’essais sur Auschwitz, Jenseits von Schuld und Sühne (1966), qui transportait le témoignage vers «l’envol spéculatif» et l’intégrait au genre de l’essai: c’était le penseur qui était adoubé, non le romancier qu’avait tenté d’être Améry, et qu’il tentera de faire reconnaître en Allemagne, en vain, y compris lorsqu’il hybrida les deux genres dans son «roman-essai» Lefeu oder der Abbruch (1974). La charge ambiguë contre le langage poétique et le refus du modèle celanien prolongeaient son témoignage d’«intellectuel à Auschwitz» – qui avait dit combien la plus chère lyrique allemande perdait au camp toute faculté de transcender le réel.
La question de ce que pouvait être une littérature «de» et «sur» la Shoah fut ainsi barrée par un dialogue de sourds: à la sentence affirmant que tout poème était barbare après Auschwitz, répondait un credo: seule la poésie pouvait en parler. C’est ce credo qu’opposa Hans Sahl en 1976 à l’«homme avisé» pour qui les poèmes n’étaient que «consolations pour comptables sentimentaux» ou «lentilles colorées à travers lesquelles voir le monde». Cette re-sacralisation de la Poésie ne pouvait aider à lire ni les poèmes, ni les témoignages. Lorsque ceux-ci étaient considérés, c’était en révoquant les genres littéraires hérités, impropres à représenter les camps nazis: en 1986, Gertrud Koch, évoquant les mutations esthétiques nées de la «représentation de l’inimaginable», ramenait les «descriptions» des camps à une «esthétique prémoderne» distincte de l’«art autonome» de la modernité – dont Beckett représentait la limite – rivé au «théorème de l’imagination», même si la «représentation» du réel avait été remplacée par son «expression» et sa «présentation». Quoique interpelée par un art du témoignage, que l’auteur, en 1986, semblait découvrir avec Shoah de Claude Lanzmann, cette manière de poser les problèmes était encore marquée au sceau d’Adorno.
(extrait du chapitre «Le poème barbare au pays de la culture (Allemagne)»)

[…]

Préfaçant en 1982 Sablier, le roman autobiographique de Danilo Kiš, écrivain yougoslave exilé comme lui en France, Piotr Rawicz fit un éloge ardent du récit de Kiš qui, au contraire de tant de témoignages de l’atrocité nazie, avait réalisé un bond magistral de l’expérience au «Poème». Avant d’exalter cette création envoûtante, Rawicz réglait son compte au fameux interdit d’Adorno, qui connaissait alors une vogue tardive en France. Sa première réponse, politique, disait son horreur du totalitarisme communiste, dont il avait vu les effets en Galicie orientale: pourquoi «après Auschwitz» et pas après la Kolyma, ou la grande famine en Ukraine, la révolution culturelle chinoise, le génocide Khmer rouge? La seconde réponse, culturelle voire culturaliste, tirait argument d’un corpus éloigné dans l’espace et le temps: «Pour des théologiens juifs, Auschwitz, l’Holocauste hitlérien constituent la réédition, la répétition d’un événement archétypal et métahistorique: la destruction du temple de Jérusalem». Et il opposait à Adorno le prophète Jérémie:
«Un certain Jérémie, prophète et scribe de son état, n’a pas hésité à traiter cet événement dans le langage de la poésie, sans doute le plus adéquat, le seul adéquat qui soit. […] Le philosophe marxiste allemand n’a pas aperçu, me semble-t-il, les rapports constants, éternels entre la souffrance collective (et individuelle) et la poésie dans l’acception large de ce mot: non pas nécessairement le langage versifié, mais bien le rang, la qualité esthétique quel qu’en soit le genre. Et que serait l’art, l’art serait-il… sans la souffrance des hommes? Quoi qu’il en soit, les faits ont donné à la thèse de Theodor Adorno un démenti cinglant. La littérature dite de l’Holocauste (en hébreu choah ou hourban) existe et, parfois, véhicule une haute poésie. Le survol n’en est pas facile: une multitude de langues, d’auteurs, de matières, de conventions esthétiques.»
Rawicz entame alors ce «survol» en commençant par les «témoignages bruts»: ceux qui, «grâce à l’acuité du regard, la simplicité et l’immédiateté du récit conjuguées à une charge émotionnelle puissante… accédaient au rang de chef-d’œuvre… sans que leurs auteurs prétendent au rôle d’“artiste”». Il donne en exemple quatre témoignages de l’extermination en Pologne. Deux sont des récits de survivants, originaires comme lui de Galicie orientale: Pour que la terre se souvienne de Leon Weliczer Wells, rescapé du camp de Janowska à proximité du ghetto de Lvov, et Die Nacht ist keines Menschen Freund (La nuit n’est amie d’aucun homme) de Koppel Holzman, originaire de la ville juive de Borislaw près de Lvov. Les deux autres textes cités par Rawicz sont des témoignages du ghetto de Varsovie dont les auteurs, eux, n’avaient pas survécu: Chaim Kaplan, auteur d’un journal rédigé en hébreu, qui avait été traduit d’une édition américaine en 1965, et Emanuel Ringelblum, auteur d’une chronique rédigée en yiddish dans une cache du milieu «aryen», que l’historien Léon Poliakov avait traduite là aussi de l’anglais en 1959.
Sous des allures d’arbitraire, ce choix était significatif. Ces textes étaient issus de régions d’Europe où le génocide avait frappé la communauté juive avec une radicalité implacable: dans le cadre de l’Aktion Reinhardt, entre mars 1942 et octobre 1943, les Juifs des cinq districts du «Gouvernement général de Pologne» (Varsovie, Lublin, Radom, Cracovie et Lvov), parqués dans les ghettos à partir d’octobre 1940, furent gazés à Belzec, Sobibor et Treblinka. À Lodz, ville intégrée au Reich sous le nom de Litzmannstadt, le ghetto créé dès mai 1940 fut le dernier liquidé en août 1944. Particulièrement éprouvée, la région de Lvov, annexée à l’URSS en septembre 1939 en vertu du pacte germano-soviétique, avait été soumise dès juin 1941 au régime des pogromes nationalistes ukrainiens et des fusillades de masse par l’Einsatzgruppe C. Puis, dans le cadre de l’Aktion 1005 dite d’«exhumation», destinée à effacer les traces du crime, les corps enfouis dans les fosses avaient été déterrés et brûlés en plein air pendant des semaines, à Treblinka, Belzec et près de Lvov. Ce «travail» était effectué par les derniers Juifs survivants, destinés à être exécutés. Ainsi, en 1943, le Sonderkommando de Weliczer Wells avait broyé, brûlé et enterré 310 000 cadavres en six mois dans la proximité de Lvov, comme celui-ci l’affirma au procès d’Adolf Eichmann en 1961.
En 1982, ces textes étaient très peu connus en France, voire totalement ignorés, qu’ils fussent traduits ou non. L’histoire de leur découverte ou de leur rédaction, puis celle de leurs éditions et traductions, avaient été mouvementées, liées aux activités des Commissions d’enquêtes polonaises et soviétiques sur les crimes nazis, et plus encore des comités historiques juifs qui se créèrent dès 1944, et qui rassemblèrent en deux ans plus de 8 000 documents. Ceux-ci furent déposés et conservés à l’Institut historique juif qui fut créé à Varsovie en 1947, prenant le relais de la Commission centrale historique juive. D’autres centres de documentation furent créés: l’Institut de l’Ouest de Poznan, et à Paris le CDJC (Centre de documentation juive contemporaine), pendant que le Yivo (Institute for Jewish Research) à New York poursuivait ses activités de collecte, en mutation elles aussi. C’est la destruction des Juifs de l’Est qu’il fallait documenter et non plus seulement leur vie collective, y compris pour instruire les procès de Nuremberg, Jérusalem, Francfort. Les péripéties éditoriales étaient liées à la mobilité des témoins, auteurs et éditeurs, qui réagirent par l’exil aux manifestations d’antisémitisme et à l’absence de liberté d’expression dans le bloc communiste. En Pologne, la narration et l’édition des témoignages furent supervisées par le Parti ouvrier unifié polonais qui dictait la ligne: le témoignage fut ainsi soumis à la censure d’État jusqu’en 1990. La violente campagne antisémite lancée par le pouvoir en 1968, conduisant à l’expulsion de treize mille «sionistes» et provoquant de nombreux départs, réduisit à un petit nombre les membres de l’intelligentsia juive qui avait survécu. À l’étranger, celle-ci fut tributaire d’une géographie socio-politique complexe, marquée par ces trajectoires d’exil et la création de maisons d’édition et de collections éparses dans une diaspora en complet bouleversement.
La prédominance des archives nazies du crime sur les témoignages, qui fut très vite l’argument méthodologique de Raul Hilberg, n’était pas alors établie dans l’historiographie du génocide d’après-guerre. Pour les historiens rescapés des ghettos, déjà familiers et praticiens d’une histoire sociale et culturelle, une écriture savante de l’histoire exigeait de faire entendre la voix des victimes. Les travaux de Michel Borwicz, Filip Friedman, Yosef Kermisch, Nakhman Blumenthal, Samuel Gringauz, Nathan Eck, Miriam Novitch et Rachel Auerbach – partis en France, aux États-Unis, ou en Israël – portent la trace des combats menés à la fois contre les falsifications de la propagande communiste, la dénaturation positiviste du savoir historique et la distorsion opportuniste des faits dans certaines fictions littéraires. Leur effort pour élaborer une historiographie «de l’intérieur», héritant de celle qui s’était brillamment amorcée au sein du judaïsme polonais pendant l’entre-deux-guerres, s’accompagnait d’un intérêt soutenu pour les textes littéraires émanant des ghettos et des camps, dont ils se firent aussi les éditeurs.
La lisibilité des textes arrachés au néant et à la précarité s’associait à des formes de contingence singulières. Le journal de Chaim Kaplan, confié par celui-ci à un proche avant sa déportation à Treblinka, avait été transmis à un Polonais catholique et vendu aux États-Unis, dispersé, puis reconstitué et édité à New York en 1965. La chronique qu’écrivit Ringelblum avant d’être arrêté et assassiné, avec la famille polonaise qui l’avait protégé, avait été confiée à l’Institut d’histoire juive de Varsovie: son directeur, Ber Mark, en publia une version en yiddish puis en polonais, qui provoqua une controverse parmi les historiens juifs polonais passés à l’Ouest.
Quant à Weliczer Wells, parti à Kiev puis Moscou après la libération de Lvov par l’Armée rouge en avril 1944, il avait renoncé à vivre en Pologne après le pogrome de Kielce (1946) et était parti faire des études à Munich, avant de devenir ingénieur aux États-Unis. Édité en Allemagne en 1958, en France en 1962, aux États-Unis en 1963, son témoignage avait d’abord été publié à Lodz en 1946 par la Commission historique juive centrale qui siégeait à Lublin, dirigée par Filip Friedman, lui-même originaire de Lvov, avec l’aide de Rachel Auerbach, qui avait survécu au ghetto de Varsovie. Ils furent en Pologne les premiers historiens du génocide. Rachel Auerbach obtint de haute lutte qu’on se mette à chercher les archives Ringelblum à Varsovie, qui furent déterrées grâce à son aide en 1946. L’année suivante, elle fit paraître en yiddish un recueil de témoignages sur Treblinka (Oyf di felder fun Ṭreblinke), puis en 1948 un récit sur l’insurrection du ghetto de Varsovie (Der Yidisher Oyfshtand: Varshe 1943). Membre de la Haute Commission d’enquête sur les crimes allemands à Auschwitz et Chelmno, Friedman publia en Pologne dès 1945 la première monographie sur Auschwitz (To jest Oświęcim, 1945). Multipliant les voyages en quête de documents, il alimenta le fonds du CDJC qu’avaient créé Isaac Schneersohn et Léon Poliakov à Genève dès 1943, et qui s’était réinstallé à Paris. Après avoir assisté Edgar Faure au procès de Nuremberg, Poliakov en rapporta une manne d’archives et publia Le Bréviaire de la haine en 1951. Friedman était alors parti aux États-Unis, et Auerbach en Israël, où fut créé Yad Vashem en 1953; une Maison des combattants du ghetto (Beit Lohamei Hagetaot) y avait été ouverte dès 1949, à l’endroit du Kibbutz fondé en 1946 par Miriam Novitch: cette femme, qui avait combattu dans la résistance française et aidé Yitskhok Katzenelson à enfouir ses poèmes sous terre au camp de Vittel, fut aussi une des
pionnières de l’historiographie du génocide des Juifs et des Tsiganes.
(extrait du chapitre «La Bibliothèque de la Catastrophe»)

[…]

De la littérature du génocide en URSS, on n’a longtemps connu en Occident que Vie et destin de Vassili Grossman. Et dans ce grand roman une lettre d’adieu est restée célèbre: celle qu’une mère écrit à son fils «Strum» à l’approche des Allemands. Dans les papiers laissés par Grossman, on a trouvé deux lettres qu’il avait écrites à sa mère réelle, plusieurs années après la disparition de celle-ci. La première, datée du 15 septembre 1950, commençait par ces mots:

«Chère maman, j’ai appris ta mort en hiver 1944. En arrivant à Berditchev, je suis entré dans la maison où tu habitais et d’où étaient partis tante Aniouta, oncle David et Natacha. Je compris aussitôt que tu n’étais plus de ce monde. Mon cœur l’avait senti d’ailleurs dès 1941. Une nuit, au front, j’avais fait un rêve. J’entrais dans une chambre qui ne pouvait être que la tienne et je voyais ton fauteuil vide tout en sachant que tu y avais dormi. Le châle avec lequel tu te couvrais les jambes retombait jusqu’au sol. Longtemps, je restai les yeux rivés sur ce fauteuil et, m’éveillant, je sus que tu n’étais plus. J’ignorais toutefois quelle mort terrible avait été la tienne, je ne l’ai appris qu’à Berditchev, en interrogeant les gens qui étaient au courant de l’exécution de masse du 15 septembre 1941. Des dizaines, peut-être même des centaines de fois, j’ai essayé d’imaginer ta mort, ta marche vers la mort, j’ai essayé de visualiser l’homme qui t’a tuée. Il était le dernier à t’avoir vue. Je sais que pendant tout ce temps tu as beaucoup pensé à moi.»

​La «mort terrible» était celle que connurent par centaines de milliers les Juifs d’URSS des zones occupées, qui furent fusillés au bord des ravins et des fosses par les Einsatzgruppen, ou asphyxiés dans les camions à gaz qui circulaient de village en village. La seconde lettre a été écrite le 15 septembre 1961, au moment
d’achever Vie et destin:

«​Ces dix dernières années, en travaillant, j’ai pensé à toi sans discontinuer; mon amour et mon devoir envers les hommes sont au centre de ce travail, c’est pour cela qu’il t’est dédié. Tu représentes pour moi l’humain par excellence et ton terrible destin est celui de l’humanité en des temps inhumains.»

L’écrivain allait mourir trois ans plus tard, le 14 septembre 1964. Quelques semaines avant, soigné à l’hôpital pour un cancer, il avait fait un autre rêve, qui lui fit questionner ses proches au réveil: «Cette nuit on m’a mené à l’interrogatoire… Dites, je n’ai trahi personne?»
Entre le rêve du fauteuil maternel et celui de l’interrogatoire, l’un fait au front en 1941, l’autre à l’hôpital en 1964, l’angoisse perdure d’avoir commis une faute: celle de n’avoir pas fait venir sa mère à Moscou lors de l’agression allemande, puis celle de trahir ses amis encore à l’heure du «dégel». Car le dégel n’en fut pas un pour Grossman: en 1961, son roman dédié à sa mère, mûri et écrit six ans durant, lui fut confisqué. Boris Pasternak avait été conspué pour Le Docteur Jivago qui, paru en Italie en 1957, connut en Occident le succès que l’on sait. On fit en sorte que Vie et destin ne puisse paraître nulle part – et de fait il ne paraîtra en Russie qu’en 1989. Tout en magnifiant le «grand peuple russe» qui avait gagné la guerre, Grossman avait représenté le nazisme et le stalinisme comme deux régimes inhumains adossés l’un à l’autre. Le roman dormait dans les placards du KGB estampillé de la formule: «À conserver pour l’éternité.» Comme le lui avait expliqué Souslov, le doctrinaire de Khrouchtchev: «Pourquoi ajouterions-nous votre livre aux bombes atomiques que nos adversaires préparent pour nous?»
L’histoire des «combats» de Grossman nous a été rendue familière par les débats autour des «deux totalitarismes», aujourd’hui relayés par l’analyse des «interactions» entre les régimes nazi et soviétique dans ces «terres de sang». Lors de sa parution en 1983, Vie et destin fut salué comme une «œuvre gigantesque» d’ampleur tolstoïenne, le «grand roman russe du XXe siècle» qui s’imposait «avec vingt ans de retard». La parution de Tout passe en 1984 attira l’attention sur la famine planifiée en Ukraine (1932-1933), qui mobilise aujourd’hui les historiens. Les récits de Grossman ont été rassemblés en 2006, précédés d’un texte de Todorov sur «Les combats de Vassili Grossman». Sa biographe Myriam Anissimov le présentait il y a peu comme «un écrivain de combat» et, en 2007, Philippe Mesnard titrait «Héros malgré tout» une étude sur Vie et destin, où la supposée «transparence» réaliste faisait selon lui «écran» au réel.
Il ne s’agissait cependant plus de «réalisme socialiste», tant s’en faut. Grossman avait bien été le chantre de la société communiste, mais quelque chose s’était brisé, qui venait d’une région intime où siégeait le châle maternel tombé du fauteuil dans une chambre de Berditchev – très loin de la chambre à gaz où, dans Vie et destin, son imagination avait accompagné une femme et l’avait là rendue «mère» en lui faisant recevoir le corps affaissé d’un enfant. Dans cet hymne aux individus traversant les combats de nations et factions, la maternité irrigue une épopée de la vie humaine en des «temps inhumains». Dans la lettre de Vie et destin où la mère disait adieu à son fils, l’orphelin de Berditchev poursuivait son dialogue avec sa mère disparue – qui, elle, était restée silencieuse dans les semaines précédant son assassinat.
En juin 1941, lors de l’invasion allemande qui brisait le pacte germano-soviétique, l’écrivain célèbre avait été, comme Ilya Ehrenbourg et une cinquantaine d’autres journalistes et écrivains, envoyé au front comme «correspondant de guerre». Beaucoup étaient juifs et se mobilisèrent dans l’exaltation de la «Grande guerre patriotique» menée par le «peuple russe» contre «l’ennemi fasciste». Les chroniques de Grossman et Ehrenbourg dans Étoile rouge (Krasnaïa Zvezda) étaient lues par un très large public et par les écrivains eux-mêmes, qui formaient un réseau plus que solidaire: «Nous lisions et relisions sans fin les journaux qui contenaient ses correspondances, ainsi que celles d’Ehrenbourg, jusqu’à ce que les pages du journal tombent en lambeaux», écrivait Nekrassov. Bien que les chroniques de Grossman aient été très tôt éditées en France, le rôle qu’a joué cette brigade d’écrivains dans la naissance d’une littérature de l’extermination en URSS n’a été mis en lumière que récemment: les travaux conduits par Maxim Shrayer, Annie Epelboin, Assia Kovriguina et Boris Czerny renouvellent le regard porté sur les archives soviétiques, jusque-là mobilisées surtout par une recherche historiographique en plein essor. Ils font élargir le spectre de la littérature de témoignage, à penser ici à travers cette autre «interaction» que fut l’interdit de mémoire du génocide à partir de 1946, et pour une période qui ne s’arrêta réellement qu’avec la chute du rideau de fer, malgré les assouplissements du «dégel» et la «déstalinisation» menée par Khrouchtchev (1953-1964).
Une chape de plomb s’abattit sur cette histoire quarante ans durant, alors que l’enquête et le témoignage sur la guerre et les crimes nazis avaient d’abord fait l’objet de commandes d’État. Dans ce contretemps naquit une littérature de deuil très particulière, étroitement dépendante des modes d’extermination locaux, et étrangère au «récit du rescapé» dont nous sommes familiers.
(extrait du chapitre «”Sombre es-tu, Russie, pour tes poètes…”»)

[…]

La notion de genre, à la fois incontournable et fragile pour la théorie littéraire, relève d’une «ontologie tolérante», comme l’a joliment dit Marielle Macé, qui a rappelé sa centralité depuis Aristote tout en disant sa nature fonctionnelle et aléatoire: il répond à une «convenance» mouvante qui se matérialise dans des discours au statut évanescent ou contractuel. Le témoignage est certes une forme de contrat, de même qu’on peut y voir une «convention constituante», pour reprendre la typologie de Jean-Marie Schaeffer, qui le cite parmi les «actes illocutoires» de type «assertif» à côté des comptes rendus et des romans réalistes. Mais cette classification ne dit rien de sa spécificité d’acte.
Qui veut parler de «genre testimonial» retombe dans les complications du genre comme «croisement de constantes thématiques, modales et formelles» (Gérard Genette), impropre à toute théorie unitaire du fait de la pluralité des logiques génériques (Schaeffer), et dans les apories de l’alternative classique: le genre comme catégorie de la réception («catégorie de lecture» et «classification rétrospective») ou de la production (la «généricité» comme «fonction textuelle» et «facteur productif de la constitution de la textualité»). La pragmatique des genres, soucieuse de l’archive que constitue la pratique des genres dans l’histoire, a voulu dépasser l’alternative en articulant les notions de «compétence» (le genre suppose l’apprentissage d’un code actualisé en performances) et de «reconnaissance» (comme catégorie de la perception, il est l’objet d’une expérience qui engendre un plaisir). Si cette archive culturelle constitue un savoir, une pragmatique pourrait confronter le savoir testimonial à ce «savoir des genres» emmagasiné dans l’histoire. Et penser le «pourquoi la fiction» testimoniale, ce serait interpréter le besoin du témoin de faire lui aussi «comme si», et confronter le principe de réalité qui l’engage au principe de plaisir qui le libère. Mais une telle recherche n’expliquerait rien de l’étrange émergence théorique du témoignage comme «genre».
On est tenté de dire du «témoignage» ce qu’au seuil des années 1980 Philippe Lejeune disait de l’autobiographie: qu’elle était un genre «relativement récent» car possible seulement à l’époque moderne. On ne peut dire à son sujet en revanche ce que Genette disait de l’autobiographie: que sa définition était «typiquement aristotélicienne et rigoureusement intemporelle». Le témoignage est à la fois ancien (comme fonction textuelle) et récent (comme catégorie de lecture), et sa définition contemporaine est fortement indexée à l’histoire. Les théoriciens de la littérature ont évité d’affronter le témoignage, ou l’ont fait tardivement et comme malgré eux, ou en y voyant un «genre littéraire mineur» (Michel Riffaterre). Cette catégorie ne s’autonomise pas chez Genette, alors que sa notion de «littérarité» aurait pu servir. Il reste un angle mort dans Pourquoi la fiction?, alors qu’il a donné lieu à des procédés de fictionnalisation significatifs. Mais pour entreprendre leur étude il faudrait moins d’allergie à la vogue du récit de soi, trop abusif aujourd’hui pour ne pas faire regretter ceux de la textualité, abusifs en leur temps. L’intérêt de la théorie littéraire pour le témoignage mobilise une autre génération, attentive aux «genres factuels» que la tradition aristotélicienne avait laissés hors poétique. Mais ce renouveau est lui-même indexé au présentisme contemporain.
Il aura fallu que la réflexion se focalise sur la relation de la littérature à l’histoire et qu’un type d’événement s’impose à la conscience collective pour qu’un champ littéraire soit reçu sous l’espèce d’un «genre». Levi n’est qu’un des nombreux auteurs dont la lecture a fait naître cette catégorie dans la théorie littéraire.
Théoriciens et historiens tentent aujourd’hui d’en reconstituer la généalogie souterraine. L’acte de témoigner existait déjà comme pratique de parole et d’écriture, comme le montrent les travaux des spécialistes des xvie, xviie et xviiie siècles, qu’ils soient historiens (Christian Jouhaud) ou littéraires (Christian Biet, Françoise Lavocat, Michèle Bokobza Kahan, Carole Dornier). Sans s’être autonomisé au sein des genres autobiographiques, le témoignage s’était infléchi et réfléchi dans les poétiques modernistes à travers l’idée de confins à explorer, d’épreuves à traverser, prenant les formes du «voyage dans l’inconnu» (Baudelaire), du «carnet de damné» (Rimbaud, Une saison en enfer), de la contre-épopée infernale (Céline, Voyage au bout de la nuit) ou du récit d’expérience-limite (Artaud, Michaux, Bataille, Blanchot…). Mais pour qu’un genre s’impose au discours critique, il a fallu que la «limite» devienne un phénomène historique écrasant, réfléchi dans un corpus inachevé, où se voit posée d’une manière inédite la question des limites de l’entendement, du langage et de la représentation face à un réel lui-même inédit, engageant l’espèce humaine comme problème et totalité.
Sensible aux problèmes posés par ce contretemps critique, Jean-Louis Jeannelle a à juste titre invoqué et tenté l’historicisation de ce qu’il a appelé le «genre testimonial»: il a fait apparaître, derrière la discontinuité des textes et leurs effets d’effraction, la lente émergence d’un genre dont le statut vacillant, au contraire de l’assise des Mémoires, tient au rapport du sujet à la violence historique: la parole testimoniale fait rupture au point que chaque auteur paraît créer un modèle dont la continuité à travers le temps est ainsi estompée. Cherchant sa généalogie, il voit dans les récits de la Commune la «naissance symbolique» du genre, défini comme «récit rétrospectif en prose qu’un individu fait d’un événement circonscrit ayant marqué son existence, afin d’en certifier les conséquences ou d’en tirer un message destiné à être largement diffusé». En aval des récits de la Grande Guerre et des récits de déportation d’après-guerre, il évoque la guerre d’Algérie. Mais cette construction connaît sa part d’arbitraire – et en l’occurrence d’arbitraire national. On pourrait, pour ce qui est de la France, remonter aux témoignages des massacres de juin 1848 et, plus loin encore, à ceux des guerres, épidémies, famines et autres «malheurs du temps» ou «désastres» à écrire au xviie siècle – ou plus tôt. Et si l’on mesure le genre à l’effet d’effraction dû à la violence historique, à lui seul le continent littéraire né de la Catastrophe arménienne à l’époque où Cru élabore sa théorie, montre qu’une généalogie du témoignage ne peut se limiter à une littérature nationale sans poser d’énormes problèmes.
Faire de Norton Cru le grand déclencheur, comme on est tenté de le faire en lisant les récits de déportation à la lumière de Témoins, c’est analyser mais aussi durcir une tradition française. Et c’est le faire encore que de recentrer la théorie littéraire sur le genre via la sémantique interprétative, qui fait de celui-ci le «concept central d’une poétique généralisée», le définissant comme un «programme de prescriptions» relevant de «normes sociales» engendrant des effets linguistiques repérables. Soumettre les textes à une analyse statistique selon la méthode dite de «linguistique de corpus» ne fait pas échapper aux problèmes posés par l’antéposition d’un canon: l’étude la plus fine d’un corpus reproduit fatalement les limites de celui-ci. Le témoignage de la désappartenance ne peut se limiter à un «programme de prescriptions» relevant de «normes sociales», car il procède de facto à une critique violente de ces normes. Ce témoignage ne devient le rouage d’un système social que lorsque sa puissance d’effraction s’est épuisée en document historique ou objet culturel.
L’événement qui «marque» l’existence individuelle s’inscrit dans une temporalité autre qu’historique. Si les récits de déportation ont fait affirmer l’existence d’un «genre», c’est que les camps constituaient une rupture anthropologique réelle, et qu’ils ont été saisis dès l’après-guerre comme un événement de conscience plus radical encore que ne l’avait été la «Grande Guerre» pour les poilus ou la répression de la Commune pour les Communards. Et si cette radicalité fait aujourd’hui culture – «l’Holocauste comme culture» –, c’est sur le mode de la hantise, problématique jusque dans sa complaisance: le présentisme est une forme de nihilisme appliquée à l’histoire du monde. Le pseudo «genre testimonial» se montre ainsi conditionné par les enjeux supra-historiques des événements, tels qu’ils se reflètent dans les consciences impliquées, à des périodes et des rythmes différents.
Un discours témoignant d’une crise de transmission majeure ne peut s’autoriser d’une tradition culturelle sans dire aussi la destruction de cette tradition. Le témoignage qui opère en lieu et place d’une tradition brisée tient son autorité de la parole performative et incarnée du témoin. Sa dimension sacrale sécularisée n’empêche pas qu’il puisse créer à son tour un horizon d’attente: c’est même ce qui s’est passé lorsque Jean Cayrol a annoncé un «art lazaréen» et lorsque Perec a vu dans le témoignage d’Antelme la refondation de la littérature en sa «vérité». L’idée d’un nouveau départ de la littérature, ancré dans une expérience humaine inédite, n’a pas artificiellement recouvert l’existence d’un genre testimonial au long cours. Le témoignage s’est pensé à travers un nouveau corpus, où la forme du texte était rivée à l’objet de la narration devenu un sujet: celui d’une «littérature concentrationnaire», notion utilisée dès l’immédiat après-guerre à propos des récits de Rousset et Antelme, et d’une multitude de témoignages de camps recueillis en anthologies. Puis, à partir du succès de Soljenitsyne dans les années 1960 et d’autres grands témoins du Goulag traduits dans les années 1980, la notion a été appliquée aux témoignages des camps soviétiques. Cette extension s’est produite dans un contexte polémique lié à la notion de «totalitarismes» et à celle de «génocide», qui n’a commencé de s’apaiser qu’à la fin des années 1990 sous l’effet de la chute du Mur et du retour évident d’une politique génocidaire au Rwanda.
Ce genre «concentrationnaire» s’est élargi sans cadre épistémologique clair et en dehors de tout consensus ou autorité scientifique. Parmi ses effets pervers, il a empêché longtemps que ne soit saisie en France la spécificité d’une littérature du génocide, et pas seulement des camps, au contraire de ce qui se passait aux États-Unis et en Israël puis en Allemagne, comme j’ai tenté de le montrer. Mais ce singulier du mot «génocide» pose à son tour problème dès lors que la critique est fondée à prendre en charge les littératures issues d’autres génocides. La répétition de la destruction génocidaire au xxe siècle a déclenché une approche comparatiste dont l’objet – non plus le «concentrationnaire», mais le «génocidaire» – bouleverse le mode d’appréhension des témoignages de la Catastrophe. On croit là saisir un genre, mais ce genre se montre fondamentalement instable, lié à une événementialité en continuelle mutation, aux plans politique, historiographique, culturel.
Saisir le témoignage du génocide oblige à se déplacer d’un événement à un autre. C’est une femme écrivain arménienne, Zabel Essayan, témoin oculaire des grands massacres de Cilicie en 1909, qui a produit la première réflexion d’envergure sur l’écriture de la Catastrophe et ses apories. S’il faut désigner en matière de témoignage une œuvre inaugurale, c’est celle-ci. Dans les ruines, rédigé par une femme écrivain francophone et francophile, qui, après avoir survécu au génocide de 1915, choisit l’Arménie communiste et mourut dans une geôle soviétique, n’a été traduit en français qu’un siècle après sa parution à Constantinople. Il n’a pas été reçu en Europe, même par les écrivains de la diaspora, qui produisirent dans l’ombre une littérature en langue arménienne, pour une part d’ailleurs à Paris. Ce texte et sa réception éclatée ne pouvaient en aucun cas faire émerger un genre, contrairement au travail de Norton Cru. Il en fut de même de la production littéraire née de la Déportation de 1915 qui, souffrant de l’émiettement diasporique et d’un siècle de négation politique internationale, ne put faire émerger un genre alors même que la Catastrophe existait dans la tradition littéraire religieuse, comme dans le judaïsme. Cette littérature, qui a élaboré des relations spécifiques avec le témoignage, commence à peine d’être traduite en anglais et en français. Elle sort d’autant plus mal de sa clandestinité que la langue arménienne était devenue une valeur esthético-politique pour les écrivains de Constantinople. Or l’étude de ces textes s’impose à qui entreprend de retracer et comprendre l’histoire du témoignage de la Catastrophe. Cette inauguration silencieuse d’un phénomène de corpus lié à un événement inouï pose la question du genre comme catégorie de réception, et montre à quel point la «compétence» générique peut se dissocier de la «reconnaissance».
Une telle détermination historique d’un corpus littéraire pose ainsi d’énormes problèmes théoriques, qui se sont reflétés dans l’histoire de la réception des textes, tributaire de la réception des événements. La «littérature des ravins» née en URSS émerge alors que des textes poétiques puissants ont été rédigés dès 1941. Et les chroniques de ghettos de l’Est, peu lues même lorsqu’elles sont traduites – du yiddish ou du polonais –, ne correspondent en rien au formatage du témoignage à la Norton Cru, tant s’en faut: le travail du mythe et de la théologie négative, de l’imprécation et de l’ironie transgressive, s’appuie sur de tout autres codes, ceux de la «littérature du Khurbn» et de la poésie des pogromes. Cette «histoire trouée» du témoignage, liée à celle du déni et de la négation, continue de s’écrire au fil des travaux historiographiques et des processus de reconnaissance juridico-politique. Elle est faite d’effets d’intelligibilité et de dénis enchaînés, même si la nécessité d’un travail critique à ce sujet a fini par s’imposer. Au fil de ces péripéties s’est élaboré, cahin-caha, un discours critique sur les témoignages littéraires. Si celui-ci utilise la grille du «genre», c’est à titre de repère et peut-être de défense pour ne pas se noyer, et parce que la charge historique et morale de ces textes leur a valu longtemps une réception thématique, politique ou éthique, aux dépens de leur statut de textes et d’œuvres alors que nombre d’entre eux ont inventé ou cherché des formes pour s’acquitter de cette charge et s’en délester.
Le propos de Primo Levi sur le «récit du rescapé» comme «genre littéraire» semble encourager un tel recentrement poétique. Mais sa perspective était autre et son apport est ailleurs. Le «récit de rescapé» n’est pas le «témoignage».
(extrait du chapitre «Le témoignage est un acte et non un genre»)

[…]

Mais que vient faire «l’intime» dans le monde des camps? Le camp est l’espace biopolitique où les formes de l’existence humaine sont empêchées, où la confusion du public et du privé inhérente aux sociétés de masse va jusqu’à l’annulation de toute vie subjective et intérieure. C’est ce qu’avait montré Hannah Arendt dans Le Système totalitaire, guidée par Rousset. Dans ces laboratoires du possible s’effectuent non seulement la destruction de la personne juridique et morale, mais «l’assassinat de l’individualité» et la transformation de la «nature humaine», qui suppose de «liquider toute spontanéité» surgie de «la simple existence de l’individualité»: l’une et l’autre sont traquées «dans leurs formes les plus intimes, si apolitiques et inoffensives qu’elles puissent être». Au cœur de ce système est la torture qui, dit Arendt, «détruit la personne humaine aussi inexorablement que certaines maladies mentales d’origine organique». C’est en quoi la violence nazie fit autre chose que tuer.
Si cette destruction de toute vie intime a pu ainsi couronner l’interdiction de toute vie politique, c’est en vertu d’un processus de civilisation qui s’était déclenché bien avant le nazisme. En 1958, dans Condition de l’homme moderne, Arendt fit une généalogie de «l’intime» dans l’Europe romantique, quand «l’avènement du social», soit l’économie et le travail, s’était mis à «dévorer» les «sphères anciennes du politique et du privé comme la plus récente, celle de l’intimité», lieux de l’action, de la parole et du sentiment. L’engloutissement du politique par le socio-économique, écrivait Arendt, n’a pas supprimé «notre aptitude à l’action et à la parole»: il l’a exilée dans la «sphère de l’intime et du privé», devenue un lieu d’expression non social, voire hors monde, pour une vie politique empêchée dans le domaine public. Que pouvait-il rester de cette «sphère de l’intime» dans le monde du camp? Non seulement, donc, un crime contre l’humanité est un crime contre l’intimité, mais la destruction intégrale y est elle-même intime, touchant aux ressorts de la vie et de la mort, ruinant le sens qui peut être donné à l’une et à l’autre. «Manifester alors que la mort ne peut plus être écartée, c’est vouloir lui donner un sens, agir au-delà de la mort», dit Rousset. C’est cette possibilité de dire non et d’agir qu’éteint le camp en annulant tout «au-delà» d’un ici-bas éternel. L’impossibilité d’agir est impossibilité de penser. L’enfer supprime en l’homme la possibilité d’être témoin de l’autre et de soi. «Pour s’accomplir, un geste exige une signification sociale. Nous sommes ici des centaines de milliers à vivre sciemment dans l’absolue solitude. (…) Ici, la nuit est tombée sur l’avenir. Lorsqu’il n’y a plus de témoin, aucun témoignage n’est possible».
On pourrait alors voir dans sa défense et illustration de l’intime une manière de rendre un témoignage et un avenir possibles. Le témoignage du camp accomplirait ainsi les paradoxes propres à la «sphère individuelle» disqualifiée mais par là justement dotée d’un nouveau potentiel politique, dont parlait Adorno dans Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951): la négativité radicale de «l’expérience individuelle» permettait une nouvelle critique de la société. En préambule, Adorno disait des camps qu’ils avaient frappé de néant les «sujets» et «la forme même de la subjectivité»: il ne disait donc pas que la sphère individuelle avait persisté au camp. Cela, c’est Antelme qui l’avait affirmé en 1947 dans L’Espèce humaine – où s’essayait une dialectique négative à même le corps du déporté, disant dans son effort pour survivre «l’unité indivisible de l’espèce»: l’espèce était divisible et indivisible (destructible et indestructible, selon Blanchot) et la résistance individuelle devenait «revendication d’appartenance biologique à l’espèce». Malgré la répulsion d’Adorno pour les témoignages du camp, on pourrait concevoir une lecture adornienne de L’Espèce humaine.
Mais chez Rousset «l’intimité du camp» désigne autre chose que ces formes d’humanité résiduelle et résistante: le mot couvre un spectre plus large et obscur, qui fonde le dispositif cosmogonique et fait du témoignage une initiation. En scénographiant un monde intime doté d’une vie secrète, le texte donne au camp une profondeur dévolue à la vie intérieure et organique. Le monde archaïque du camp, parodiant l’ordre du mythe, est livré à une pensée moderne, rationaliste. L’Univers concentrationnaire est un essai politique déguisé en mythographie. La conclusion inscrit le texte dans une tradition des Lumières sur le mode trotskiste, mais on y sent trembler tout au long la voix du conteur qui dit sa terrible histoire aux enfants. Et le silence du peuple nu fait entendre l’écho du chœur sacré antique. Chargé de désenchanter l’univers nazi, l’essai commence par réenchanter le camp. Tel est le malaise.
Ce malaise s’aggrave si l’on songe qu’en 1948, Georges Bataille, peu après avoir recensé les Jours de notre mort dans la revue Critique, avait investi cette notion d’intimité en travaillant celle de sacrifice dans sa Théorie de la religion: «destruction» distincte de «l’anéantissement», le sacrifice, disait Bataille, nie la «réalité objective» et travaille au «retour de l’intimité», c’est-à-dire de «l’immanence entre l’homme et le monde, entre le sujet et l’objet», qui fait la «transcendance de l’intimité». Le «sacrificateur» appartient intimement au «monde souverain des dieux et des mythes», qui est «monde de la générosité violente et sans calcul», et il dit à la victime: «Je te rappelle à l’intimité du monde divin, de l’immanence profonde de tout ce qui est.» Dans ce scénario religieux où le mal est la «médiation» à l’œuvre dans la raison instrumentale, c’est, à l’inverse, dans la «violence sans mesure» du sacrifice humain que s’exprime la «contestation la plus radicale du primat de l’utilité». Tout ce qui «sert à » est livré à «l’exigence de consumation de l’ordre mythique». Et le sacrificateur doit sa radicalité au «crime»: «c’est le crime qui m’a ouvert l’intimité divine».
Rousset ne disait évidemment pas cela dans son récit-essai, mais il faisait bien du SS un sacrificateur. À lire parallèlement Théorie de la religion et L’Univers concentrationnaire on est saisi d’un sentiment d’inquiétante étrangeté. Quoi de commun entre «l’intimité divine» selon Bataille et «l’intimité du camp» selon Rousset, sinon ce mot « inhumain», qu’avait approché différemment Bataille dans ses «Réflexions sur le bourreau et la victime »? Or l’analogie de surface nous permet de penser une antinomie profonde, et par là aussi le caractère emprunté du langage religieux de Rousset: son jeu littéraire. «Nul ne peut, s’il n’est inhumain, se réduire à l’état de l’aveugle nature», avait écrit Bataille en lisant le roman de Rousset; «un tortionnaire ignore qu’il se frappe lui-même, il ajoute à la souffrance de la victime l’anéantissement de l’idée d’humanité». La «victime» dont parle Théorie de la religion n’est plus celle du tortionnaire SS mais l’animal immolé, figure héritée de l’anthropologie religieuse, chargée de «l’ambivalence du sacré» qui marquait les travaux du Collège de sociologie. Dans la théorie religieuse de Bataille, non seulement le sacrifice engendre du sens, mais le sujet peut faire de l’inhumain une «expérience»: celle de la vérité. Sa théorie du sacrifice de 1948 semble ainsi effacer ses réflexions de 1947 sur l’abjection commune de la victime et du bourreau, nées de la lecture de Rousset. Tout se passe comme si la lecture des Jours de notre mort avait réactivement propulsé Bataille vers la théorie de la religion. Comme s’il n’avait pu que passer dans l’univers du camp, celui de «l’insacrifiable» sans sujet ni vérité, cet insacrifiable que Jean-Luc Nancy dira contraire et même fatal à la logique du mythe: ce qui « l’interrompt » de manière décisive. L’écrivain Bataille ne pouvait en effet rien faire du camp, de ce tortionnaire ignorant ni de cette «victime» privée d’expérience, encore moins de l’idée d’extermination, si contraire au sacrifice. Il lui fallait l’expiation pour sauver le sujet, sacrifier le réel à l’ordre mythique et choisir l’expérience intérieure.
Bataille lit le roman de Rousset comme un document anthropologique sur l’inhumain, sans rien dire de la part qu’y prend la littérature. Ce n’est pas là le signe seulement d’un choix, mais d’un rapport tout différent à la littérature et au réel. Rédigeant Théorie de la religion, Bataille projetait d’écrire sur Maurice Blanchot. L’éloge qu’il en fit en 1954 est un hymne à l’ambiguïté de la littérature, à son jeu capable de substituer «l’insaisissable grouillement de la vermine» à la «stabilité du monde “réel”»: lorsque la littérature nomme les contenus du réel, dit-il, elle enrichit celui-ci par le «grouillement spectral qui lui est propre, sa vie d’enfer», et cette vie-là est «la vie de la mort en elle»; la littérature garde ainsi le pouvoir de nommer l’innommable et «d’atteindre le plus lointain». Blanchot et son «expérience du lointain» ou du «possible», domaine que Bataille reconnaissait comme religieux, ont sans doute permis à celui-ci de rester en religion pour parler de la violence. L’attention ultérieure de Blanchot à L’Espèce humaine puis au «désastre» d’Auschwitz ne lèvera pas le malentendu de «l’expérience», même interdite de «récit»: l’«expérience», muée par Bataille en fable mystique, ne pouvait sans malentendu s’approcher du «tout est possible» des camps. Bataille a légué une série d’analogies et d’apories troublantes, dont continue de vivre une partie de la littérature de la Shoah: l’expérience-limite selon Bataille sera la Muse de Jonathan Littell dans Les Bienveillantes (2006), comme Blanchot est son dieu tutélaire.
(extrait du chapitre «”L’intimité du camp”»)

[…]

Dans cette même lettre d’août 1943, écrite au matin peu après le départ du convoi, Etty Hillesum relate une étrange scène qui avait eu lieu la veille:
«La veille au soir, je traversais le camp. Les gens s’attroupaient entre les baraques, sous un ciel gris de nuages. “Tenez, c’est ainsi que les gens s’attroupent après la catastrophe, lorsqu’ils la commentent à tous les coins de rue”, remarqua mon compagnon.
“Mais c’est justement là ce qui est incompréhensible, éclatai-je. Pour l’instant, nous sommes encore avant la catastrophe.”»
«Pour l’instant»: c’est le contenu circonscrit du présent qu’il s’agit de saisir, et sa juste perception ne se fait qu’à partir d’un savoir sûr de l’avenir. Ce qui fait «éclater» la jeune femme est le contresens du regard collectif sur la scène de la «catastrophe», mise au passé alors qu’elle est à venir, alors que cet avenir se prépare en ce moment même, et ce très visiblement. Le contresens est un contretemps. Le malentendu est le temps historique dans son cours linéaire, qui empêche de voir la réalité: la fin a déjà commencé.
Alors que la «langue nouvelle» à venir «un jour lointain» était promesse messianique à soi-même, on croit entendre cette fois l’écho d’une parole apocalyptique, avec sa vision chaotique d’une fin de tout qui a lieu maintenant, dans cette nuit. Mais ici la fin rompt le cours de l’histoire juive sans détruire l’Histoire, ni annoncer de Messie. Dans la tradition judaïque, la catastrophe historique – destructions du temple, exils et persécutions – relançait l’utopie messianique en annonçant la rédemption, qui n’allait pas sans la destruction du cours de l’histoire. Gershom Scholem disait que «le messianisme juif est dans son origine et sa nature […] l’attente de cataclysmes historiques», que son espoir était annonce des «révolutions et des catastrophes qui doivent se produire aux temps futurs messianiques». Comme les anciens prophètes, les apocalypticiens juifs imaginaient une rupture entre le temps de l’histoire et celui du salut; et pourtant l’arrêt de l’histoire était aussi son aboutissement. C’est pourquoi, expliquait Scholem, on ne sait rien du passage du temps historique au temps du salut, sinon qu’il se présente comme une «accélération» ou une «récapitulation» propre au «temps de la fin» – ce «temps de la fin» nécessaire à la «fin des temps», mais distinct de celui-ci, comme l’expliquent les épîtres de Paul et leurs exégèses. Entre ces deux temps il existe un trou que rien ne peut combler, sinon l’imagination. C’est justement ce passage obscur qui fait voir l’avenir à travers le présent, l’invisible à travers le visible, et lire un message à travers des figures.
Apocalypsis cum Figuris, tel était le titre de la série gravée qu’Albrecht Dürer composa entre 1496 et 1498: traversant une crise mystique, le tout jeune artiste de Nuremberg y illustrait dans quinze gravures sur bois le «Livre des révélations» par quoi s’achève le Nouveau Testament. De cette extraordinaire série, Erwin Panofsky, exilé aux États-Unis, dira en 1943 que «l’impression d’irréalité fantastique» y tient au «contraste presque paradoxal entre le traitement naturaliste des choses visibles et le mode non naturaliste de leur présentation». Plus le décor terrestre a d’authenticité, ajoute-t-il, plus fantasmagoriques sont les événements qui s’y succèdent, éclipsant presque l’apôtre inspiré. Dans les premières gravures, «l’essentiel et les détails tendent à se confondre dans un réseau complexe de formes, dont le message doit se décoder, au lieu de se saisir du premier coup d’œil». C’était là le style propre de Dürer, dans une Europe effrayée du nouveau siècle qu’elle allait entamer. Mais dès le texte johannique, l’ange et la meule, le dragon et le cheval, l’homme et la bête se côtoyaient dans un inextricable jeu de signes, mêlant l’embrasement terrestre et la guerre des cieux, entraînant le lecteur dans un rythme haletant. Chaque Apocalypse, qu’elle soit juive ou chrétienne, «révèle» sa vérité dans une totalité saturée d’images, où le réel et le surnaturel jouent une partition chiffrée, tendue vers l’image ultime d’une Jérusalem céleste.
Qu’en est-il de l’image ultime lorsque la «fin» qui commence est celle d’un peuple vivant sur Terre, planifiée pour faire advenir un Reich millénaire? Lorsqu’elle fait écrire un «pan de l’Histoire juive» qui concerne le «monde entier», en décrivant les péripéties d’un enfer terrestre? Qu’en est-il alors de la relance messianique, où pourrait-elle se ressourcer? Car le propre de cette histoire trop humaine est d’anéantir toute promesse de restitution finale, à moins de la refouler dans une eschatologie privée: une «vision» personnelle. Au secret savoir des fins dernières, qui cryptait ses messages dans d’effrayantes images codées, font alors place l’angoisse et l’élan d’une utopie intime. Le témoin du présent qui se veut témoin du futur cherche une force de projection dans une dimension autre, où tout doit faire sens à la manière d’une «révélation», et se dire dans une langue humaine.
Chez Etty Hillesum, cette projection a lieu dans ses lettres aux amis, leur faisant imaginer ce qu’ils ne peuvent voir. C’est bien d’une apocalypse intérieure qu’il s’agit dans ce présent ouvert appelé au «nécessaire témoignage», mais la vérité qui se cherche est devenue le sens même du présent. Cette apocalypse-là est inédite: elle est à l’image de ce «pan d’Histoire juive» qui ajoute un chapitre nouveau, décisif, au récit ancien des «tribulations». À la place du prophète juif d’Égypte, de Jérusalem ou de Babylone, ou de l’apôtre chrétien exilé à Patmos, qui emportaient dans leur vision d’avenir les victimes d’un pouvoir impérial, il y a une jeune femme dégoûtée de sa fonction dans un Conseil juif, qui va au-devant de la mort collective pour voir mieux. Sa propre tâche ne lui fait dicter aucun message d’espoir ni de révolte, mais raconter ce qu’elle voit à quelques amis chers. Aucun Christ n’y paraît en majesté, entouré de vingt-quatre patriarches et quatre animaux cosmiques; et pourtant il faudrait, dit-elle, écrire cette histoire aux «quatre coins du monde», à l’envers de ce qui se dit «à tous les coins de rue».
Il y a bien dans ce récit une terre et un ciel, et même de «larges fleuves» et de «hautes montagnes», que la jeune femme veut encore porter en elle, mais pas de grand Satan, car l’enfer est celui des hommes: «Je porte en moi la terre et je porte le ciel, dit-elle le 9 octobre 1942. Et que l’enfer soit une invention des hommes m’apparaît avec une évidence totale.» Dans cet enfer-là, pas de fleuve de sang ni d’incendie terrestre, ni bêtes immondes ni grande Prostituée, mais des baraques et des convois, des mères sans lait pour des nourrissons qui crient, des Juifs démunis qui font la queue pour manger ou monter dans un train, des visages de chefs qui commandent et de petits chefs qui les servent, tandis que d’autres aident les condamnés à partir vers la mort. Une «Catastrophe» se déroule bien au présent, faite de cataclysmes en chaîne. Mais ce présent qu’il faut voir et faire voir ne pourra s’écrire en totalité qu’«un jour», «après la guerre», dans une «mosaïque» immense.
Il n’est pas surprenant de voir un tel messianisme intérieur s’exprimer chez une jeune femme qui emportait la Bible partout avec elle, et qui, venue d’une famille juive assimilée, avait été gagnée à la mystique chrétienne. Scholem disait que
le christianisme avait éveillé dans le judaïsme une «tendance mystique à l’intériorisation du messianisme». On se demande en revanche où, en de si sombres temps, l’intériorité pouvait trouver un tel élan de pensée, propre à imaginer, sans consolation aucune, une manière de salut moral dans la catastrophe. Car l’imagination improbable d’une «paix» supérieure anime ces lettres venues de l’enfer. C’est par ce changement de plan que le témoin peut reconduire la cohue des «détails» à «l’essentiel», c’est-à-dire à l’idée d’une vie d’après devenue terre promise.
C’est cette promesse de vie comme message d’apocalypse qui me retient ici au-delà d’Etty Hillesum. Car cette structure messianique me semble consub-
stantielle au témoignage de la Catastrophe et à sa force de suspension singulière. Sa mise au jour, grâce aux textes qui l’explicitent et la travaillent, permet de faire voir la «mise en suspens» de la littérature qui travaille tout témoignage, lorsque celui-ci porte non seulement sur les faits criminels eux-mêmes – le «génocide» – mais sur l’effondrement d’un monde: la Catastrophe.
Que voit au juste le témoin d’un tel événement et que peut-il imaginer? Que peut dire et écrire le témoin d’un temps qui reste, qu’il croie ou non en Dieu? Quand l’avenir est celui de l’anéantissement, que peuvent signifier les images du présent, quelle puissance de révélation ont-elles? N’est-ce pas la charge de l’avenir qui constitue le témoignage de la catastrophe en cours? N’est-ce pas elle qui exige de trouver une langue autre, faite de signes et d’images? Le témoignage rassemble ses forces dans la saisie d’un séisme, comme le fait le poème dans son rythme. Mais qu’en est-il de ces forces du verbe quand débute la catastrophe qui engloutira pour finir le témoin lui-même? S’il existe pour l’opprimé une «faible force messianique», comme l’espérait Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, dans quelle faiblesse extrême le témoin de l’extermination puise-t-il ses forces propres? Dans quelle mémoire de la langue ou quel livre des catastrophes peut s’écrire cet avenir? De quel secours alors sont les figures de l’apocalypse, et la figuration elle-même?
(extrait du chapitre «”Une étrange vision de l’avenir au-delà de tout ceci”»)

[…]

Le Sang du ciel, unique roman de Piotr Rawicz, a été réédité en 2014, un demi-siècle après sa première parution. Un riche recueil vient de lui être consacré en France, qui jette une lumière sur l’homme, relit Le Sang du ciel et éclaire la réception ambiguë de ce «chef-d’œuvre confidentiel». Très remarqué en 1961, traduit très tôt en allemand et en anglais, ce roman avait été réédité une première fois à la mort de l’auteur en 1982, et semblait tombé aux oubliettes quand Christoph Graf von Schwerin, son traducteur allemand, attira l’attention des Polonais sur cet écrivain oublié, né en Galicie, rescapé d’Auschwitz et installé à Paris, qui, doté de quatre langues maternelles – le polonais, le russe, l’ukrainien et l’allemand, auxquels s’étaient ajoutés le yiddish, l’hébreu, l’anglais, puis en philologue l’arabe, le sanskrit et l’hindi –, avait fait du français sa langue d’élection, langue qui le «stimulait comme un vent violent».
En 2003, Le Sang du ciel fut traduit en polonais, accompagné d’un dossier critique où figuraient des pages de Czesław Miłosz et un entretien de l’auteur avec Anna Langfus, survivante polonaise devenue elle aussi écrivain français. Rawicz fut comparé à Paul Celan, Bruno Schulz, Witold Gombrowicz, Jerzy Kosinski, Czesław Miłosz. On parla d’un «Mychkine au temps de l’Holocauste», d’énigme métaphysique et de forme postmoderne. Certains, frappés par la force de la traduction, dirent que ce français était traduit du polonais, ou qu’il recelait une «secrète source hypodermique des langues originelles». Bref, Rawicz était redevenu polonais sous le signe de la mémoire judéo-polonaise, de l’antitotalitarisme et du postmoderne. Au-delà de ce rapatriement lié à la «fin de l’innocence» en Pologne quant à son passé juif, il était voué à entrer dans la République mondiale des lettres. Réédité en Allemagne en 1996, aux États-Unis en 2003, en Angleterre en 2004, traduit en espagnol (2005) et en italien (2006), Le Sang du ciel a recommencé d’attirer l’attention aux États-Unis où, en 1964, il avait suscité «fascination et malaise». Préfaçant sa réédition, Lawrence L. Langer dit «s’acquitter de sa dette envers Rawicz», qu’il avait ignoré jusque-là, et parla de «chef-d’œuvre». En 2007, Anthony Rudolf, l’éditeur anglais et l’ami de Rawicz, lui consacra un curieux petit livre, Engraved in Flesh, où il disait «l’importance radicale» du Sang du ciel, «exemple très précoce de roman postmoderne autoréférentiel».
Lors de sa parution en 1961, la quatrième de couverture avertissait déjà le lecteur qu’il y avait du nouveau. À la différence de «toute la littérature de témoignages, de documents et de chroniques» sur les ghettos et les camps, qui valait par sa «portée historique», ce «roman insolite», lui, dépassait la réalité pour la «recréer dans sa vérité uniquement intemporelle et universelle». Il était «une tentative téméraire en vue de traduire dans le langage de la poésie une réalité qui autrement demeure incommunicable».
Tout «insolite» qu’il fût, le roman de Rawicz venait trois ans après La Nuit d’Elie Wiesel (1958), qu’avait préfacé Mauriac, deux ans après Le Dernier des justes d’André Schwarz-Bart (1959), qui avait suscité la controverse, et un an après Le Sel et le soufre d’Anna Langfus (1960), qui avait reçu le prix Goncourt. Une littérature nouvelle évoquait le génocide dans la langue française en affirmant une appartenance juive et un droit à la recréation des faits – différant en ceci de L’Espèce humaine, qui venait d’être réédité (1957). Mais de ce droit, Rawicz s’était saisi en transformant la catastrophe juive en fable cosmique. «Ce livre n’est pas un document historique», disait-il dans la postface. «Les événement relatés pourraient surgir en tout lieu et en tout temps dans l’âme de n’importe quel homme, planète, minéral…»
Paru l’année où s’ouvrait le procès d’Eichmann à Jérusalem, Le Sang du ciel obtint le prix Rivarol et remporta un vrai succès. Jacqueline Piatier y vit «le plus grandiose poème épique sur l’extermination des juifs par le Golem nazi» et ouvrit à Rawicz la porte du Monde des livres; Claude Bourdet exalta ce «roman juif» hors catégorie, où tout était tendu à rompre «comme une corde qui vibre au-delà des octaves audibles», créant un «intérêt passionné» et «une terrible gêne». Ce roman-poème était certes juif, mais d’une manière qui suscita le trouble. Dans la revue L’Arche on y vit, certes, «l’œuvre la plus vigoureuse qui ait été écrite récemment sur le destin juif dans l’Europe nazie», une «belle œuvre d’art» jouant de «toutes les ressources de l’humour noir, du baroque surréaliste, de l’absurde, de la révolte sans objet, voire du sacrilège»; mais un tel «souci de l’art» était jugé impropre à «un tel thème». Et lorsque Anthony Rudolf envoya à Primo Levi le roman de Rawicz, celui-ci le jugea «trop littéraire».
La «littérature» n’était pourtant pas le dernier mot du livre, où il était même dit: «le “procédé littéraire” est une saleté par définition». Notant le «ton d’indifférence polie et humoristique» inouï de Rawicz sur ce sujet, Claude Bourdet évoquait le franchissement d’un seuil où la littérature était dépassée: «Imaginons un mort qui écrirait», disait-il. L’homme brûlé n’est plus en surface «qu’indifférence et dessèchement», mais l’extraordinaire est qu’il veuille et puisse encore écrire, et tout lui est alors permis en littérature, «ce ne sont même plus des procédés». Le roman s’essayait à tous les genres pour les abandonner tous, dans ce récit où le temps lui-même était «incendié». «On conçoit, disait Bourdet, qu’arrivé à ce point de détachement et de mortel humour, l’insoutenable devienne communicable». Mais la subtilité de ces lignes fortes n’était pas de nature à balayer la stupeur qu’engendrait un tel détachement d’incendié, qui semblait rompre un pacte moral.
Je voudrais revenir sur cet excès supposé de «littérature», qui cristallise l’attention et recouvre la «vibration» propre de l’œuvre. Car quelque chose se joue de non «littéraire» dans cet espace ultra-littéraire si «gênant». Ce quelque chose d’étrange, qui a pour nom «Poésie», noue certains liens avec la mystique mais n’en relève pas, sinon par un sauvetage dont le poète a la charge. Quel que soit l’amoralisme affiché de Rawicz, cette charge a un contenu éthique précis, qui touche à la manière de transmettre un monde détruit, et d’utiliser à ses fins les fameux sales «procédés». C’est pourquoi le grief d’esthétisme est un profond malentendu.
C’est pourquoi aussi la question de la «littérature», chez lui, ne peut se dissocier de celle d’une «littérature juive», ni de la place que pouvait faire l’Occident au judaïsme oriental après la Catastrophe. La comète poétique qu’est Le Sang du ciel se comprend mieux au regard des textes où l’auteur, devenu lecteur, recueille les restes d’un monde à la fois juif et slave, qu’il mue en parfum dense, comme s’il recueillait là le suc de son âme. Ce geste fervent de sollicitude critique, qu’on le voit effectuer dans sa langue d’adoption avec un soin presque tendre, lui le violent, à propos de ses frères, pères et cousins d’Orient, est comme l’accompagnement musical, diurne, d’un autre acte d’écrire où tout éclate en morceaux stridents. Ce double geste de sauvetage, poétique et critique, est à mes yeux la plus profonde signature de Rawicz en tant que survivant et témoin. Il fait de son œuvre entière un midrash explosif, qui réchauffa son âme et brûla sa vie.
(extrait du chapitre «Piotr Rawicz: légende noire et liberté folle»)

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En ce point le destin de Jean Améry s’apparente à celui de Paul Celan – qui avait lu de près Jenseits von Schuld und Sühne. Ils ne s’étaient pas rencontrés, sinon dans le livre d’Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac, recueil pénétré de sa relation impossible avec Paul Celan, et où le poète de «l’ombre» apparaissait non loin du témoin torturé, «extraterritorial parmi les vivants». «Eurydice» y disait adieu à «Orphée» pour pouvoir remonter vers le jour, là où le poète de Bucovine avait dit toute communauté impossible, malgré le «secret de la rencontre» du «Banni» et de la «Perdue». Ce qui avait eu lieu continuait de déchirer le monde et l’amour même. Améry avait apprécié l’hommage de la poétesse autrichienne, et reconnu ce cousinage du dire-non. Mais la déchirure se disait chez lui dans un tout autre idiome.
Dans Lefeu ou la Démolition, cet idiome se débattait avec la poésie – et avec le Non de Celan, qui avait traversé en incendiaire la lyrique allemande. En présentant sa «monstrueuse postface» comme une «réflexion sur la réflexion» destinée à «remonter aux origines», avant de citer Eduard Mörike, Améry disait sa dette à l’égard du romantisme allemand – mais en y mettant lui aussi le feu. Sous des allures de dispute, le roman-essai d’Améry rend hommage au poète Paul Celan. Ce n’est pas de son ami peintre que parlait le postfacier en disant: «il a existé aussi l’homme qui a dit non, et c’est vers lui que tout converge». Paul Celan s’était jeté dans la Seine en 1970, à Paris, quatre ans avant la parution de Lefeu. Quelques jours après avoir achevé son roman, Jean Améry tenta de se supprimer: la «délivrance par la mise en scène» n’avait pas marché. Il racontera l’histoire de son piteux «sauvetage» dans Porter la main sur soi. Traité du suicide.
«Pas de place pour Celan», disait Lefeu. Mais le poète a bien sa place dans Lefeu ou la Démolition. La plus profonde passe par le Lenz de Georg Büchner (1835), auquel Lefeu est comparé en postface. Dans son Méridien, quinze ans plus tôt, Celan avait fait résonner la crise de folie du poète Lenz en 1777 et la conférence de Wannsee de 1942, autour d’un même «20 janvier». La formule qui ouvre le roman d’Améry, et boucle sa postface désigne chez Celan la manière dont Lenz, à la fin de sa vie, «laissait venir les choses» et acceptait de vivre malgré sa folie. Reprenant cette phrase en leitmotiv, Améry rejoignait Celan au plus profond de ce trouble de vivre, après l’avoir en principe révoqué.
Le refus du «clinquant» s’apparente lui aussi à l’iconoclasme celanien, malgré l’extrême différence de ton. Dans Le Méridien, Celan évoquait les métamorphoses de l’idée d’art dans le lyrisme allemand et voyait dans le Lenz de Büchner un tournant décisif: aux «pantins» de l’idéalisme et aux «bruits» de l’art comme «marionnette», Büchner avait opposé la «mimique» fine et discrète de la «créature» naturelle. Le «poète de la créature», disait Celan, nous a rendu l’art étrange, montrant sa «sortie de l’humain». La poésie devait à présent laisser l’art derrière elle: celui-ci était désormais «le chemin que la poésie devrait avoir derrière elle» – pour continuer de vivre comme Lenz: «Son existence lui était un fardeau nécessaire – Et c’est ainsi qu’il continua de vivre», disait Büchner pour finir. Le vrai Lenz, précisait Celan, n’était pas celui qui parlait d’art en «s’oubliant» lui-même, mais celui qui, se sachant fou, «continua de vivre» et «laissa venir les choses». Prenant le relais de Büchner, Celan désignait la «direction qui est dans la figure», par quoi la créature naturelle se construit son lieu: la «poésie». Ce lieu différent de l’art, disait-il, ne s’éclaire qu’à la lumière de l’utopie: c’est celui où la personne, passant par «l’étrangeté de l’étranger», peut se «dégager» et devenir un «moi». Mais un chemin terrible a été parcouru depuis la créature romantique. Si, selon Büchner, il était juste désagréable de ne «pouvoir marcher sur la tête», il en était autrement du poète aujourd’hui: «Celui qui marche sur la tête, Mesdames et Messieurs, – celui qui marche sur la tête, il a le ciel en abîme sous lui.»
Le ciel est bien un abîme pour Lefeu. Mais pas plus que le logicien n’accepte les jeux d’Aline avec la langue, Améry ne pouvait se «dégager» en poésie par «l’étrangeté» comme le fit Celan. Son hommage au Non celanien passe par un Non à Celan. Ce «pas de place» signe l’infirmité du logicien Lefeu – que celui-ci reconnaît pour finir, foudroyé. Dans cette fin Améry a reconnu la sienne, celle de «l’intellectuel» après Auschwitz, resté étranger au dire poétique et à son dégagement radical. La poésie de Celan n’était pas balbutiement autistique, ni «réminiscence littéraire»; elle conduisait ses métaphores «ad absurdum» au nom d’un Non radical par lequel un Je s’adressait à un Tu. Elle n’était pas un «prêt à mourir», comme l’avait cru Primo Levi, mais une machine verbale explosive: le réel de l’extermination y était partout présent, crypté, jusque dans son système de décomposition syllabique.
Celan et Améry auront vécu le paradoxe fou de la nécessité et de l’impossibilité d’être Juif sans pouvoir l’épuiser. Le piège de la langue allemande s’était refermé en eux, après qu’ils en eurent fait signifier les contradictions les plus corrosives. Cette utopie les força à «marcher sur la tête» – et là encore si névrose il y eut, c’est la maladie de l’histoire qui est d’abord en cause. La «torsion» réflexive d’Améry répondait à ses clavicules retournées au Fort de Breendonk, comme l’idiome poétique de Celan répondait à la sépulture dans les airs. Marcher sur la tête, c’était vivre en tentant de penser ce qui avait été vécu.
La «sagesse folle et rebelle» d’Améry s’éclaire à la lumière de «l’utopie» celanienne, telle qu’elle apparaît dans les lignes vibrantes du Méridien. Cette lumière nous fait deviner comment les poètes fous «continuent de vivre», et comment aussi ils franchissent un «pas» pour s’inventer un «nom propre» et «garder la mémoire des dates», afin de retrouver «une voix en route vers un toi qui entende». «Une façon, ajoute Celan, de rentrer chez soi, au pays», de trouver «le lieu de sa propre provenance»: son méridien. En se laissant «mener» par la langue «au doigt et à l’œil», ou en faisant éprouver à son peintre ratiocinant la tentation poétique, Améry tentait de trouver, avec le lieu de sa propre provenance, une «voix en route vers un toi qui entende» (Celan). En faisant du «langage quotidien comme moyen de communication» son «dernier mouillage», il s’ancrait dans une contradiction insurmontable, jugée à tort inhérente à la «chose» littéraire. Mais c’est ainsi que l’essayiste put «garder la mémoire des dates» et se dater lui-même par son œuvre.
Dans les poèmes d’aujourd’hui, dit encore Celan, l’attention à tout ce qui apparaît devient «la mémoire de toutes nos dates, une concentration.» Améry dit avoir, dans son roman-essai, «concentré son être en un seul point ardent» et fait «converger toute la problématique de l’époque sur le Mal […] qui ne cessait d’engendrer le Mal». C’est pourquoi la «décadence clinquante» est ramenée au «meurtre organisé dont les parents de Lefeu furent victimes», c’est-à-dire à une «absurde victoire privée». Améry réclame ce droit à l’amalgame, comme à «l’évidence subjective […] contre toutes les objections rationnelles». Comme Celan plaçait la poésie à la «lumière de l’utopie», il veut un esprit capable de trahir «cette Raison qui, loin de faire des cabrioles métaphysico-hégéliennes, trottait de manière civilisée sur les chemins du common sense». La subjectivité transcendante était sa réponse à l’histoire. Elle l’empêcha de «laisser venir les choses», mais pas de «prendre son envol».
«Je ferme les yeux et je vois Lefeu tapi sur son lit en bataille. Ne rien faire. Laisser venir les choses. C’est ainsi qu’il se laissait vivre, comme le Lenz de Büchner. Puis il prit son envol dans la nuit et mourut. Je peux continuer à me raconter l’histoire: elle aura un ton bien différent du texte étranger qui est là dehors… dans le monde.»
​​Le monde, pour nous, c’est ici et maintenant où nous recevons ce «texte étranger» comme un fardeau, mais aussi une question et un appel. Lorsque le Moi décide d’en finir même avec son dire-non, il nous oblige à vouloir autre chose que le Oui à l’Histoire et le Non désarmé de l’esprit. L’auteur nous y aide en se retirant de lui-même: en nous confiant son « roman-essai» il nous confie sa «quête du texte» et nous reconduit à la nôtre. Il nous aide à trouver la lumière de notre utopie, et à «concentrer en un point ardent» la «mémoire de nos dates».
Lefeu-Améry cherchait dans sa mémoire le méridien improbable de la créature naturelle, au-delà de l’art et de son clinquant inhumain. J’ai cité plus haut Calvino, qui avait placé lui aussi la littérature sous le signe de l’essai et de l’ironie. Contrairement à Améry et à Primo Levi, dont il était l’ami, Calvino n’avait pas connu Auschwitz. Mais son «baron perché» est une version heureuse du Lefeu d’Améry en sa «grotte haut perchée»: l’un regarde les nuages là où l’autre fulmine dans son antre, mais à travers eux s’invente un monde retiré où la recherche de l’humain devient «quête de texte ». Parlant de «l’architexte» littéraire, visant le «racontable qui n’est pas raconté», Calvino se réclamait lui aussi de l’utopie. Et en héritier de la Seconde Guerre mondiale il donnait à celle-ci un sens explicitement politique:
«La littérature est nécessaire à la politique avant tout lorsqu’elle donne une voix à qui n’en a pas, lorsqu’elle donne un nom à qui n’a pas de nom, et spécialement à ce que le langage politique exclut ou cherche à exclure. […] Justement du fait de l’individualisme – de la solitude – de son travail, l’écrivain peut parfois explorer des zones que personne n’a encore explorées, à l’intérieur de lui ou au-dehors; il peut lui arriver de faire des découvertes qui, tôt ou tard, deviendront pour la conscience collective des domaines essentiels.»
On peut se demander si les «domaines essentiels» dont parlait Calvino arriveront jamais à une «conscience collective». Ou s’il leur appartient d’être exclus de la politique. La tâche de garantir la survivance de l’humain dans un monde inhumain est une tâche infinie. Elle ne rend pas la littérature «nécessaire à la politique», car il faudrait pour cela qu’une littérature arrivée à la connaissance d’elle-même, comme celle d’Améry, soit d’un quelconque usage politique à une humanité qui ne veut pas se connaître.
(extrait du chapitre «Jean Améry, le survivant de “l’esprit”»)

[…]

Tout le monde écrivait, même les enfants, disait Ringelblum à propos du ghetto de Varsovie. Une grande part de ces écrits a été engloutie, mais ce qui subsiste forme un corpus unique, tant dans l’histoire de l’expression enfantine que dans celle de la Catastrophe. Les paroles qu’il rassemble ne forment pas une «langue enfantine» – sinon à titre d’utopie. Tel était je crois mon horizon lorsque j’ai entamé en 1999 le travail qui allait mener aux 1400 pages de «témoignages sur l’enfance pendant la Shoah» rassemblés avec Aurélia Kalisky, L’Enfant et le Génocide. Cette chrestomathie de la langue enfantine pendant la Catastrophe tentait de couvrir tous les types de situations vécues dans la quasi-totalité des territoires concernés; elle réunissait des écrits d’enfants, des récits d’enfance plus tardifs et de nombreux propos d’adultes: l’ensemble illustrait, durant les années d’extermination, le talent des enfants à s’émanciper du monde adulte – y compris en créant de brèves communautés d’entraide – et montrait combien l’adulte et l’enfant, tout en attendant l’un de l’autre un secours, étaient devenus des créatures étrangères l’une à l’autre. Il montrait également par quels moyens littéraires les adultes avaient plus tard tenté de restituer ces années d’enfance.
Goldschmidt et Appelfeld en étaient bien sûr. Leurs textes avaient pour partie décidé de cette recherche, à côté de ceux de Kertész, Klüger et Kiš, ainsi que d’ouvrages où les mots des enfants avaient été recueillis et médités. Parmi eux celui de George Eisen, Children and Play in the Holocaust (1988), sur lequel je m’étais appuyée pour tenter de penser par le jeu persistant des enfants l’existence d’une «innocence active», sa signification politique et morale, et sa relation avec l’expression poétique. En documentant les effets implacables de l’extermination dans toute l’Europe, L’Enfant et le Génocide mettait à l’épreuve ce crédit presque messianique fait au jeu d’enfant comme forme d’humanité résistante. Il n’en reflétait pas moins le mythe dont j’ai tenté de rendre compte ici, en mêlant sous l’appellation sciemment ambiguë d’«écritures de l’enfance» le corpus achevé des écrits d’enfants et celui, ouvert, des récits d’adultes se remémorant leur enfance. En 2008, Georges-Arthur Goldschmidt, recensant ce livre, semble n’avoir voulu lire que les écrits d’enfants:
«Toutes ces voix très diverses et venues de tous les pays occupés par les Allemands de 1939 à 1945 parlent de l’intérieur de ce qui fut vécu, ce sont des témoignages devenus des œuvres littéraires, rien que d’avoir été écrits. […] Certains textes ont été rédigés par des enfants qui ne devinrent jamais des adultes et dont certains créèrent même une revue littéraire à Theresienstadt (Hachenburg et Petr Ginz). […] Les poèmes publiés sont saisissants à force d’être désabusés, clairvoyants et d’une infaillible intensité. Le plus frappant, ce sont l’acuité de l’expression et la justesse des remarques, comme si la certitude de la mort rendait la langue plus indispensable, plus claire et telle qu’on ne peut pas ne pas l’entendre. […] Ce qui est saisissant, c’est l’importance que tous ces êtres donnaient à l’écrit, ce que pouvait signifier pour eux l’expression littéraire.»
Ces témoignages, dit Goldschmidt, «sont devenus des œuvres littéraires rien que d’avoir été écrits». En une courte phrase l’écrivain semblait répondre à plusieurs questions à la fois, qui pour d’autres restent entières. Quel rapport ces textes ont-ils avec la «littérature»? Comment un témoignage peut-il devenir une œuvre? Quelle signification a pour l’enfant «l’expression littéraire»? En quoi les manières enfantines sont-elles déjà créatrices?
Ce qu’ont écrit les enfants ne peut évidemment faire parler d’une «poétique de l’enfance»; il est difficile d’appréhender ces écrits avec les instruments de la philologie, de l’herméneutique et de la poétique. L’édifice même de la Littérature, en tant qu’institution et mémoire, s’y montre en partie ébranlé: ce qui est vrai pour le témoignage l’est encore davantage pour celui des enfants, et pour d’autres raisons. Pourtant, au-delà des textes dont les auteurs visaient une réussite proprement littéraire, sinon un public un jour, nombre d’écrits présentent des traits qu’on peut dire poétiques, sans qu’ils aient visé la «littérature». C’est ici encore l’idée de poésie qu’il faudrait élargir pour mieux la comprendre. À moins peut-être qu’il ne faille renoncer à ce mot pour lire Dawid Rubinowicz sans se fourvoyer, ni se consoler.
L’existence tangible des écrits d’enfants nous permet de nous mesurer au mythe d’une «langue des enfants» qui, lui, a pleinement pris forme dans la littérature. On y saisit ce qu’il en était de la capacité d’ «absorption» dont parle Appelfeld, sans apprendre en quoi elle prêtait nécessairement à une invention poétique ultérieure. On comprend en revanche la part qu’elle prit dans leurs jeux, qui relevaient déjà d’une activité créatrice. Dans son enquête sur le jeu des enfants dans la Catastrophe, Eisen interpréta ce phénomène comme «une sorte de processus “culturel”»: ces jeux, par lesquels les enfants s’évadaient de la réalité tout en l’assimilant, ne faisaient pas que refléter la culture du ghetto ou du camp: ils devenaient «un mode instinctif de compréhension de l’absurde et d’adaptation à l’irrationnel». Leur assimilation du réel passait par un mime troublant au plan éthique, car ce «spectre confus de vie» composait «l’image de l’humanité et de l’inhumanité». D’après Eisen, que l’enfant «jouât» à la victime ou au SS, ce mime ne compromettait pas «l’intégrité» de l’enfant: jouer restait une manière humaine de survivre et de résister. Mais cette vision du jeu des enfants ne prête-t-elle pas elle-même au mythe? Conscient des dangers de sa propre hypothèse, Eisen écrivit cette phrase qui dit beaucoup en peu de mots: «c’était un mythe que de croire qu’on pouvait échapper par le jeu à la réalité. Mais c’était un très beau mythe – qui créait une ambiguïté morale en montrant les choses comme elles auraient dû être et non comme elles étaient».
Lisant ce livre d’Eisen parallèlement aux propos de Levi sur «l’anti-humain» qui ne peut ni ne doit être «compris», mais «connu», Philippe Boucherau voit dans la «nihilisation du pourquoi» le requisit nécessaire à qui veut penser le génocide incompréhensible, mais aussi ce qui permit à l’enfant (non à l’adulte) de comprendre sa propre mort programmée. «L’adulte, dit-il, veut comprendre sa mort en cherchant à saisir l’absence de sens», mais il ne le peut car le génocide est aussi « mort de la mort»; l’enfant, lui, «comprend sa mort parce qu’il ne cherche pas à la saisir»: par le jeu il se situe «hors de la réalité que constitue l’absence de sens», hors de cette «mort de la mort», et se crée un lieu mental étranger à la réalité, au sens et au non-sens. Si le jeu des enfants a pu représenter «une petite flamme d’humanité» survivant dans la Catastrophe (George Eisen), c’est que le jeu permit aux enfants de s’absenter du réel tout en comprenant la mort «sans raison».
L’enfant qui parvient à vivre et à écrire est un témoin d’exception pour deux raisons contraires. D’une part, son étrangèreté aux constructions adultes lui fait voir certains «détails» et développer des capacités d’observation d’une précision utile à l’historien: son point de vue est nécessaire parmi d’autres à qui veut écrire une histoire du génocide «inclusive» et «totale», telle que la vise Saul Friedländer dans Les Années d’extermination, où sont utilisés et cités les journaux d’adolescents. D’autre part, sa capacité d’assimilation et d’expression lui vient d’une moindre distance intellectuelle à ce qui a lieu – au contraire exactement de ce qui s’impose dans la remémoration littéraire tardive. Radicalement étranger au crime de génocide, l’enfant saisit la Catastrophe comme destruction «sans raison». Son intelligence pénètre ce qu’il ne saurait connaître ni encore moins expliquer.
(extrait du chapitre «”L’écho du mythique” et la compréhension de l’étranger»)