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Ma colère, par Corinne Rondeau

À qui veut…

 

Le 20/05/20, par Corinne Rondeau


Velimir Khlebnikov, La loi des générations, 1914

 
Ma colère

La création à l’ordre du jour d’un syndicat d’artistes et d’auteurs [1] est une initiative nécessaire et légitime pour le statut des personnes, nul ne pouvant avoir moins qu’un autre, ce qui est le cas de beaucoup dans le champ de l’art et de la culture. Cependant, il me semble opportun de prendre le temps du détour, et penser en parallèle à l’initiative des questions comme le travail, la visibilité, la liberté.

Telle une perspective invisible, nos regards se dirigent en un point névralgique, le travail. Comme si la vision de l’espace et le sens de nos vies avaient été pris à la gorge, lentement mais sûrement, par ce mot. Avoir ou pas un travail dans une société d’économie néolibérale est une source de souffrance parce que le travail est devenu le mot de la grande entreprise gestionnaire des corps et des esprits. Une entreprise comptable qu’elle soit publique ou privée, qui organise ouvertement ou insidieusement les maltraitances en son unique faveur, profits et réductions de droits en tout genre compris. Nul besoin d’insister sur la conséquence, un champ de vision semblable à nos vies : étriqué, borné, asphyxié.

Par un effet de loupe, la pandémie exacerbe ce qui était à peine voilé, la fragilité d’un système qui avoue ses tragiques dépendances, sa violence, et la brutalité de gouvernants qui n’ont de cesse de nous replonger dans « l’urgence », autre mot qui va si bien à la vitesse délétère du temps dit « d’avant », ce qui signifie qu’on y est toujours. La dignité serait d’arrêter les florilèges sur le temps « d’après », moins pour garder raison que refuser de relancer des projets d’avenir dont on ne sait jamais de quoi il peut être fait. Toujours les effets de manches des discours et de la communication, or ce n’est pas parce qu’on l’a dit qu’on le fait, lapalissade qui vaut mieux qu’un mensonge.

Ce virus nous donne du temps, car il contamine le temps des vitesses sur lequel s’est édifié l’entreprise comptable d’une idéologie totalisante, avec son effet rouleau-compresseur qui laisse derrière lui défaitisme ou révolte. Cet organisme vivant dont la force invisible fait plonger des sociétés entières dans un désastre économique et social, pire que la mort qu’il sème, dit combien notre défaut de structure est celui d’une temporalité inadaptée aux corps et à l’esprit de ceux qui travaillent, dont la finance, qui s’arrange de tout, paraît toujours immune. Ce virus, comme tout le règne du vivant, demande qu’on procède avec un autre temps. Temps il est vrai propice à laisser resurgir rivalité, concurrence et vitesse, un vaccin ! un vaccin ! quand le HIV attend toujours le sien. En contaminant le temps, il nous somme d’être là où nous ne sommes jamais, et depuis si longtemps, au présent qui nous manque et sa durée. Le temps du virus c’est un temps contre le progrès, c’est aussi le temps de nous désenchaîner au lieu de nous déchaîner contre l’orientation flagrante du tout-contrôle sécuritaire et sanitaire. Car se déchaîner prouve seulement combien les chaînes sont à nos pieds, et puisque tout le monde – ou presque – en connait le poids, après avoir perdu trop de temps à lutter, il est temps d’ouvrir de nouveaux chemins. La solution ne serait-elle pas ailleurs et exactement à l’endroit où ça lutte : du côté de l’appétit de vivre.

Preuve des chaînes de notre temps et de la sémantique, l’urgence se décline en « état d’urgence », en « service des urgences », en « urgence économique », rien d’autre qu’une organisation technocratique des fins : politique, vie, société. Le vivant, c’est-à-dire nous, en est asphyxié, maintenu qu’il est par la menace globale des autocraties. Mais qui voudrait d’un ordre de mort, d’une organisation des fins devenue ensemble carotte et bâton, d’une mécanique de normalisation entre des luttes sans fin enterrées, d’un particularisme des droits dans une société qui se targue d’égalité, d’un capitalisme numérique pour que la maison de demain devienne l’avenir d’une prison. L’ordre de mort, qui n’est pas l’action du virus, veut balayer le réel qui est déjà pour partie sous le tapis. Mais un tapis ça se secoue. Le chaos est notre chance, et à ce compte un virus peut aussi être notre miracle. Parce que le réel, d’une incessante mobilité, est l’expérience de la résistance, le chaos doit s’ordonner selon un fatras de vivants qui résistent aux représentations de la réalité, représentations des révolutions passées comprises. Il faut secouer le tapis parce que le réel de nos vies est là, mais écrasé, affamé. Ce fatras est proprement, une liberté des alternatives, des coopérations, et la responsabilité du sens apportée aux gestes inventés.

Ainsi au temps covid-19, un nouveau syndicat voit le jour, le syndicat de travailleurs artistes-auteurs (STAA). Citoyens, ils le sont au même titre qu’un énarque, un éboueur. On entend dire que ce qu’ils font « n’est pas du travail ». L’art et la culture, pas du travail ! On ne s’étonne pas d’y être si mal rémunéré, voire recevoir l’aumône. Pas un travail, mais une économie d’artistes-auteurs bankables qui ne se posent pas la question de leur statut, la reconnaissance médiatique y suppléant, et aussi, conséquemment, la recherche pathologique de visibilité et de réussite.
La naissance d’un syndicat en cette période de crise est sans doute à l’ordre du jour, tant la diminution des droits, des revenus et des aides, là comme ailleurs, risque d’être massive, mais sous la grande arche du numérique et des réseaux sociaux, un autre chemin est possible qui n’a pas l’éclat des apparences mais garantit l’essentiel, une solitude inaliénable, l’obscurité où l’on n’obéit à personne. Que l’initiative advienne en période de régression de la sphère économique et sociale, dit effectivement qu’un syndicat est une structure de gestion, qu’on appartienne ou non au champ de la culture. Sauf que les mots de « syndicat » et « travailleurs » ne sont pas du temps d’un miracle. Je les entends plutôt, hélas, comme un pis-aller, à une époque où plus que jamais il est nécessaire et vital de lutter pour la disparition du travail tel qu’on l’exige de nous. Nos forces sont mises à rude épreuve par une gestion autocratique des vies, et la dévaluation du « métier ». Il n’y a pas toujours eu de « travail », il y a d’autres économies dans un monde de métiers qui ignorent superbement les mots de « compétence » et d’« évaluation » sans pour cela céder sur le talent. Ce qui est incroyable, c’est l’aveuglement, malgré les révoltes justifiées face à l’injustice socio-économique, à vouloir maintenir l’illusion de l’après Trente Glorieuses consécutif à la guerre, tel un système éternel. Pourquoi vouloir renverser encore une fois la table quand la doctrine de l’économie de marché a intégré la spéculation de la pauvreté depuis belle lurette ? Pourquoi choisir un syndicat dont la structure est verticale quand la coopération, condition de notre retour à une juste faim, est horizontale, tout ce qui en définitive ne relève pas d’un projet ou d’un énième programme, et rend possible le présent avec imagination. Coopérer avec imagination, seule condition de retour à la liberté et donc aux alternatives. Car c’est bien là que nous avons été enchaînés, à l’impossibilité de pratiques de liberté qui laissent les rues pleines de gens qui n’en peuvent plus, à raison. Or, il me semble qu’à brandir le mot de liberté nous faisons fausse route contre l’autocratie. L’usage des mots comme celui de lutte ou de liberté masque le présent, versant dans une nostalgie, et un certain romantisme des révolutions auxquelles le néolibéralisme, prompt à s’adapter et à réagir d’un mensonge, d’un mépris, ou d’une énième carotte, a déjà la parade. Si l’imagination ne vient pas à notre renfort, « présent » sera un simple mot de plus, et notre destin d’affamés toujours aussi affamé.
Le « métier » a disparu, et avec lui le bonheur possible du travail, pour devenir de la « professionnalisation », de l’« emploi », un cadrage d’activités qui se situe entre la spécialisation (l’expert) et le chômage (le contrat précaire, l’intérimaire). Un certain nombre d’individus occupent des places convoitées, d’autres des points de calculs de statistiques. Le syndicalisme n’a aucune raison d’échapper au professionnalisme et à la comptabilité. Le seul métier qui a intégré l’industrie culturelle, diffusé à l’envi sur tous les médias, et c’est celui de cuisinier. On nous engraisse les yeux en nous affamant, alors que les rayons de farine et de sucre des supermarchés dévalisés causent la pénurie. Comprendre que la faim n’est pas là où l’on croit.
Je n’hésite pas à dire ma haine du temps qui s’est ainsi formé en monde, notre époque. Ma crainte aussi, si un syndicat d’artistes et d’auteurs ne se donne pas d’abord pour mission de mettre fin au travail qui aliène et affame. Paradoxe ? Non.
« C’est pas du travail ! » Prenons la critique à la lettre, pas pour défendre l’étendard de la création, comme La liberté guidant le peuple, marre des clichés ! Juste pour dire qu’artistes et auteurs manifestent ce qui a été retiré du travail, le désir, le moteur de la créativité. Car qui irait contre le fait que le désir n’existe pas chez n’importe qui ? qu’il est chez tous ceux qui sont à son endroit. Vrai qu’avec la structure du travail telle qu’elle est, les gens meurent et souffrent de l’absence de créativité, d’initiative, d’imagination, et pas que les individus, les collectivités qui voient s’effondrer tous les jours un monde qu’elles portent comme Atlas sur leur dos. Il ne faut pas s’étonner de voir ici ou là nombre d’initiatives anonymes à la recherche de l’autonomie ou parce qu’il n’y a plus de service public. Ce choix n’est pas une lubie d’écolos ou d’anarchistes, ou alors ceux-ci se trompent eux-mêmes, la cause à des têtes toute pleines de représentations des luttes passées qui connaissent si peu leur histoire. Le temps n’est plus à la reproduction, à l’imitation de la force des luttes ouvrières ou autres, forme de refuge quand ça va trop mal, c’est comme d’ouvrir trop de livres pour mettre des fictions entre soi et les drames du réel. La reproduction et l’imitation, et même si je ne parlais que d’art, sont des formes reflexes d’un engourdissement dans la révolte. Une nature morte : s’assimiler à la mort, façon de payer à vie son tribut à la pérennité d’une représentation, alors qu’il faut du mouvement.

Il y a une chose merveilleuse dans l’invention de la perspective de Brunelleschi, bien différente du système de projection mathématique dominant jusqu’au XIXe. La merveille ne se trouve pas dans la projection de lignes convergentes en point de fuite, dit aussi le point de l’œil, mais dans un badigeon d’argent bruni pour tout ciel sur la tablette de bois. Pour démontrer que la représentation est à l’exacte mesure et proportion du Baptistère de Florence, l’architecte-peintre place un miroir à distance, entre la représentation et le bâtiment octogonal et symétrique. Si le reflet de la peinture, vu par l’observateur, regardant au dos de la tablette de bois superposée à l’édifice réel, se trouve à l’image du réel, la vérification se fait là où passent au présent des nuages sur l’argent bruni. Ainsi le miroir rectifie le champ de vision de l’observateur, donnant l’illusion d’une continuité parfaite malgré les bords de la tablette. Le champ de vision ne se clôt pas, il s’ouvre, il s’ouvre à l’infini. C’est le mouvement des nuages qui assure l’invention de la perspective. La merveille est dans le badigeon, l’expérience d’un espace réel par l’entremise de l’art. Comment s’étonner que cet espace soit resté la norme pendant cinq siècles. Or, ce qui est le plus mobile est le plus oublié du système, c’est le caché sous les yeux, les nuages. Ce mouvement, il faut l’appeler la morale de l’art : quelque chose se fait à travers quelque chose qui se défait. Les nuages transgressent des lignes droites convergentes. Il faut ainsi œuvrer pour remettre à l’endroit ce qui est à l’envers. « La provocation c’est remettre la réalité sur ses pieds », belle formule que laisse Brecht, à notre époque. L’économie nous a mis la tête en bas, et la politique nous la maintient sous l’eau. Il faut donc trouver le moyen de passer d’une contre-plongée à une plongée. Changer la représentation de l’espace, c’est changer la vision, et avec elle nos vies. Être en mouvement, cesser de conserver des places « quoi qu’il en coûte ».

Raison pour laquelle l’usage du mot « syndicat » n’est pas satisfaisant, et celui de « travailleur » paradoxalement romantique dans le contexte actuel. Les mots sont des pièges quand ils dessinent des histoires dont nous n’avons écrit aucune page. Ils accordent certes des places quand on les dit comme il faut dans la grande entreprise de normalisation : parler comme il faut, sans critique, toujours abstraitement avec un projet, un programme, des idées plein la tête, sagement alignées sur les opinions majoritaires, ressassées par les médias jusqu’à la nausée, et jamais d’alternative, jamais. Ne réveiller personne du rêve des mots, voilà le cauchemar ! Sauf que le présent mérite ses mots, et qu’il faut les arracher coûte que coûte à la mort de notre époque. Des mots déjà là, comme les nuages sur la tablette de bois de Brunelleschi, comme les mots de William Morris [2] : nous n’avons pas besoin de réforme, mais de révolution, au sens d’une entreprise de modification des fondations de la société. Il n’y a là aucune contradiction. Une révolution n’a pas d’autre mot que la coopération. Qu’est-ce que la coopération au-delà de sa forme horizontale ? Faire au présent, former l’agir sans tergiverser sur les idées, bonnes ou mauvaises, prenons-les pour ce qu’elles sont, des ruades. Il faut entrer par le milieu, de travers, n’importe comment s’il le faut, pour que notre appétit grandisse, que la table ne soit plus renversée comme les barrières dans les rues, que l’industrie culturelle s’assèche au lieu de nous engraisser virtuellement. Il faut en finir avec les mots « projet », « programme », parce que penser dans des mots qui ne sont pas ceux de l’art, c’est accepter qu’on dise aux artistes quoi faire, et encore comment. Un projet, un programme, c’est toujours la promesse d’une finalité, et après la promesse, l’apocalypse, et la ritournelle des nouvelles finalités, des nouveaux droits à conquérir sur la faim qui affame. Nous voulons reprendre la main, redevenir les artisans qui donne l’appétit aux alternatives, à ce qui peut l’être, simplement. Mais à une époque où règles et lois limitent les plus saines utopies, le présent est asphyxié. La pensée d’Ernst Bloch [3] est pourtant encore à notre portée, « Tout ce qui existe a son étoile utopique dans le sang ».
Si le mot de travailleur sert à manifester l’idée de lutte, alors il faut la nommer sans se tromper de temps ni d’ennemis. Quant au syndicat d’artistes et d’auteurs, qui est un regroupement d’individus en partage d’intérêts, aucun de ses membres ne pourra contester que des intérêts d’artistes ou d’auteurs, même en collectifs, sont des intérêts éclatés au sein de l’art et de la culture, comme on le voit à l’émergence de toutes les avant-gardes. S’il est invraisemblable qu’un groupe de citoyens ne puisse bénéficier de protections sociales, je persiste à dissocier le statut des personnes, leur demande légitime de droits, des moyens de travailler en tant qu’artistes et qu’auteurs.

Travailler à ne pas travailler comme les autres, cela signifie se libérer du travail en travaillant. Ça peut en agacer, il faudrait s’en réjouir. Se libérer du travail en travaillant ne se fait qu’au présent, là où est aussi possible la coopération de gestes sans dénomination. Car toute attention portée aux gestes conduit à se taire. Les artistes-auteurs ne sont pas au-dessus des autres, comme feignent de le croire les anciens occupants de la rue de Valois lorsqu’ils évoquent un New Deal de la culture. Le New Deal a d’abord été une façon de regarder le présent en face, en l’occurrence la misère, à preuve la part qu’y tiennent les photographies documentaires, comme celles de Dorothea Lange.
Les misères d’aujourd’hui ont le masque des illusions du progrès et de la prospérité, désormais défini comme la projection permanente de nos vies, incapables d’autres vies sous la menace d’une normalisation forcée. Chez les législateurs libéro-progressistes « va-t-en guerre des temps modernes », disait en prophète William Morris en 1884, qui voyait déjà en eux la relève des vieux conservateurs « qui ne jurent que par l’honneur et par la gloire et qui voyaient dans la guerre, à supposer qu’ils y vissent quelque chose, une bonne occasion d’étouffer les cendres de la démocratie ». Un syndicat d’artistes et d’auteurs vient naturellement s’objectiver dans ce contexte telles les séries de réparation réclamées à tour de bras et de unes de journaux, alors que la vulnérabilité et la solitude la plus enragée attendent des coopérations qui ne renoncent pas à l’humilité des gestes du quotidien. La réparation, autre mot de notre temps, ne dit la blessure que pour y mettre dessus un baume d’empathie. Mais empathie n’est pas appétit, tout au plus le dîner de ceux qui la dispensent. Pour réparation elle n’offre qu’une suture, autant dire un bâillon. Après le quart d’heure de célébrité, le quart d’heure de souffrance, et basta. L’appétit vient avec la faim de possibles. Ne jamais perdre de vue ce qui pourrait être, ferrailler sans cesse au lieu de regarder là où il n’y a rien plus rien à voir, du côté de l’économie à combattre jusqu’à l’épuisement, des clichés pour toute réalité, des mythes du passé comme si avait été perdue la capacité d’inventer. Je m’inquiète d’un syndicat d’artistes et d’auteurs, parce que je crains qu’après d’autres, réparateurs et programmateurs en tous genres fassent peser leur autorité sur une vulnérabilité que je ne suis pas prête à céder pour tout l’or, le confort et le placebo d’un monde comme celui-ci, même meilleur, c’est-à-dire pire dans la novlangue de l’époque. Faire en coopération et au présent, même si ce n’est rien, ou avec toute la colère qu’impose le travail de la faim en m’empêchant de faire mon métier, construire une parole, énoncer une position plutôt que penser à demain, pour faire de demain un avenir sans programme. Car dans un présent programmé aucune colère ne survit, et le présent même est un mot vide de substance. Docilité qui pointe depuis des années dans l’acceptation successive d’« états d’urgence », et maintenant dans une culture chez vous, devant la prison d’écrans quand elle vit DEHORS. La culture c’est ce qui nous fait sortir de chez nous pour regarder autrement. Il y aura toujours une différence entre des intérêts communs et une coopérative d’intérêt éclatés. L’entreprise de l’art est toujours, toujours, de travailler à un métier – non un emploi, ou une profession, mots d’une administration gestionnaire – dont l’établi est misérable. Qu’est-ce que ce misérable-là ? Notre présent, encore une fois ! Et qu’est-ce qui nous empêche d’en prendre possession pour que l’avenir soit possible, sinon ce que nous faisons au présent ?

Cela me renvoie à cette opinion encore qu’on entend à propos des artistes-auteurs, leur « invisibilité ». Certes on peut se demander pourquoi un syndicat n’a pas vu le jour avant, si tel était leur désir. On nous dit, d’autres le reconnaissent, ils sont individualistes. Je préfère utiliser le mot de solitude, que j’ai déjà employé. Ceci afin d’éviter des glissements sémantiques, sans parler d’euphémisation, si prolifique par les temps qui courent, parce que les artistes-auteurs, qu’ils se nomment ou pas travailleurs, travaillent toujours à la pointe du désir, du possible à ne pas confondre avec un manque de besoins concrets. Même associés, ils demeurent des solitudes, et pour une raison simple, c’est que la condition de leur travail ne peut être qu’excentrique et/ou excentré jusque et y compris entre pairs. Un syndicat d’artistes et d’auteurs est un nouveau symptôme de la centralisation et de la verticalité surtout lorsqu’il ostente un besoin de visibilité des artistes et des auteurs qui consonne avec la visibilité du marché, la visibilité de ceux qu’on interviewe dans les médias dominants. La visibilité du business. Ce qui me semble terrible, c’est que ceux qui s’organisent pour leurs droits aujourd’hui se qualifient d’invisibles, comme si c’était une tare, comme si l’invisibilité n’était pas aussi la puissance d’espaces intermédiaires, fussent-ils étroits comme un intercalaire, à l’heure du tout visible et de la toute transparence ! Comment cela peut-il nous satisfaire sinon de reconduire une situation famélique ? Pour plier sa force à celle de l’ouvrier, appartenir à une classe de lutte, alors que le présent nous somme d’inventer avec un travail qui n’est pas du travail. Comment retrouver les limites d’un langage, d’une parole, d’une position, et non une petite place à soi dans le langage propret, fonctionnel, de la communication, comme disait Victor Chklovski [4], assigné à une place dictée par le marché ? Comment inventer avec peu sans être pauvre, pour échapper aux stratégies financières ? Alors même que nombre de ces dits invisibles associent leur force à de simples citoyens pour créer des situations inattendues de collaboration, voire de coopération. Car la solution est là, notre présent c’est la misère qui donne de l’appétit à un travail libéré du travail, c’est par elle que tout commence. Parce que ça manque, il faut inventer sans avoir à se plier à la flexibilité du Capital dont la visibilité à outrance est le vice constitutif et la fascination.

A-t-on besoin de se montrer quand on existe ? Je parle ici du travail que l’on engage individuellement ou en groupe. La solitude avec laquelle on œuvre n’est-elle pas suffisante ? Si l’horizon utopique de la démocratie était dès le XIXe de rompre avec l’injustice de l’exploitation pour en faire l’état d’urgence et de guerre, il faut reprendre là où nous n’avons pas encore commencé, là où règne toujours un intolérable en cessant d’en être les héritiers bon an mal an, à quitter nos maisons et nos vies invivables pour créer des coopérations où chacun pourrait dire, on a fait un beau travail pour une époque qui n’en voulait pas. Notre pouvoir est sain, et nous n’avons pas eu besoin de nous emparer des pouvoirs législateurs, nous avions autre chose à faire, nous avons regardé les nuages, levé la tête. Ce sera là une révolution, non une énième réforme. Ce serait invention, non imitation. La peur doit changer de bord : votre misère gestionnaire ne nous fait plus peur, elle est la matière de notre bonheur, non notre affliction. Le travail commence par une coopération des colères.

Commençons :
« Et je chalumais dans mon chalumeau,
Le monde voulait dans son voulumeau.
M’obéissant, les astres roulaient en harmonieuse ronde.
Je chalumais dans mon chalumeau, fixant le destin du monde. »
Velimir Khlebnikov (1908)

 

Notes

[1] STAA, mai 2020. https://cnt-so.org/Lancement-du-Syndicat-des.
[2] Penseur politique, artiste & artisan, fondateur du mouvement Arts & Crafts, et théoricien de l’Art Nouveau. Sa pensée est influencée par la théorie de l’interdépendance des arts de John Ruskin.
[3] Philosophe allemand, auteur du Principe espérance, rédigé entre 1938 et 1947.
[4] Écrivain russe et théoricien de la littérature.

 
Texte également publié sur les sites des éditions de l’éclat et de la revue Offshore :

http://www.lyber-eclat.net/

http://offshore-revue.fr/site/

 

Sur la page ouverte d’un atlas, par Emmanuel Fouché

À qui veut…

 

Le 18/05/20, par Emmanuel Fouché

Sur la page ouverte d’un atlas

Le 15 avril 2020, un bateau de pêche ramenait 56 personnes qui avaient quitté le territoire Libyen sur une embarcation de fortune partie cinq jours plus tôt, 56 personnes, hommes, femmes, et enfants, reconduits au centre de détention Taril Al-Sikka, en Libye. Dans ce centre de détention, un jeune somalien s’était immolé par le feu en 2018 [1], il y était détenu depuis neuf mois, n’avait aucune perspective de sortie ou de fuite. Il était pris dans les accords de 2016 qui entérinaient une collaboration accrue entre les garde-côtes libyens et Frontex, cette araignée de fer qui circonscrit les frontières de l’obscurité [2].

Un article [3] édifiant paru sur le site en ligne Alarmphone détaille le parcours de cette embarcation. Frontex connaissait la position de détresse de ces gens, elle a choisi de fermer les yeux sur la mer quatre jours durant et de les laisser aller à leur sort. Douze personnes en sont mortes, quelques-unes en essayant de rejoindre à la nage un cargo qui se tenait non loin de là, d’autres de faim et de soif, à même la dérive. Mais ce grincement macabre dans l’éthique de la mer ne s’est pas arrêté là. Les survivants, eux, ont été ramenés dans ce pays en guerre qu’ils étaient parvenus à quitter, pays déchiré entre les troupes du maréchal Haftar proche du régime syrien et russe, et le Gouvernement d’union nationale à Tripoli soutenu par la Turquie et l’UE. Pays dans lequel l’Europe là aussi joue sa partition d’obscurcissement. Cette Europe lustrale fière de ses 75 dernières années de paix a permis que l’on renvoie ces gens dans un régime de terreur où les civils sont matière à chantage, viol et marchandisation. Comme en 2011, alors que près de 800.000 exilés tentaient de fuir le pays soumis à d’intenses combats, beaucoup choisiront la traversée périlleuse. Ils n’auront certes pas le choix. L’Europe participe à ce conflit en mobilisant ses frontières extérieures, en maintenant l’illusion d’une guerre sans la guerre qui ne produirait pas l’exode, une guerre abstraite de sa réalité profonde, suspendue à des causes sans effets. Pour cela, elle n’a d’autres choix que de créer localement (les fameux hotspots) les conditions d’une impossible advenue du monde, et de ses responsabilités. Face à la guerre, on ne saurait employer d’autres moyens que ceux de la guerre, et c’est pourquoi certains pays recourent à du mercenariat. Quelques jours plus tard, en effet, une enquête du New York Times nous apprenait que Malte avait engagé des chalutiers privés pour repousser les embarcations de réfugiés. Il ne faut plus être surpris.

Las, nous n’invoquerons pas le respect du droit international, ni les Conventions de Genève, mais nous rappellerons les paroles de Robert Fico, l’ancien premier ministre slovaque, paroles tenues lors de l’inauguration de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, le 6 octobre 2016 : « Avec la mise en place de ce corps européen de garde-frontières, nous créons une nouvelle réalité à nos frontières extérieures [4] ». Les paroles des intervenants qui suivaient appartenaient toutes au registre de la guerre. La question est donc posée à partir d’un plan de bataille destiné à produire la « réalité ». C’est contre cette réalité que cette embarcation est venue se fracasser, et non contre la part d’errements et de chaos présents dans tout groupe et toute structure, et qui peut aussi produire des drames plus hasardeux. Le « réalisme » qui est à chaque fois invoqué par ces officiels n’est pas celui d’une description qui viendrait objectiver un ensemble de faits relatifs à la complexité du monde contemporain, mais bien la production d’une réalité martiale dont nous connaissons les cibles et les victimes. En 2011 encore, une embarcation de même type avait dérivé dans la Méditerranée neuf jours durant sous les pales des hélicoptères, à proximité des forces militaires françaises engagées en Libye qui patrouillaient dans ces eaux-là, et malgré les appels de détresse répétées, 63 des 72 occupants avaient trouvé la mort. Une plainte contre X fut déposée par les survivants. Mais combien y en a-t-il eu depuis ? La guerre se lit aussi dans les marges qu’elle dessine autour d’elle, hors la vision positiviste et forclose des terrains militaires et des combats, qui ne constitueront jamais à eux seuls l’horizon des événements où la lumière des faits – et des conséquences de la guerre – disparaissent. À partir de cette logique d’invisibilisation, l’UE a même pensé trouver la parade en reléguant dans l’outre-monde les plateformes de tri, en sous-traitant le droit d’asile directement sur place, en Afrique du Nord notamment, c’est dire que ses fantasmes de toute-puissance ne connaissent pas de frontière. L’idée est la suivante : envoyer des agents de l’OFPRA sur le terrain (imaginons 5 secondes la tête du voyage) pour qu’ils puissent se livrer in situ au tri entre les aspirants. Bien sûr, ces derniers seraient forcément pris dans un dispositif d’enferment, donc déjà suspects, et coupables, voués à l’élection ou au refoulement. L’enjeu est d’intégrer le plus tôt possible, presque conjointement au départ et à la fuite de celui ou celle qui se lance dans l’exil, et dans le détail du corps, l’emprise d’une violence contradictoire, d’un pouvoir de contrôle. Le cauchemar technologique d’un dispositif capable d’anticiper la fuite même de l’individu cherchant à échapper à sa situation, à son danger, c’est ce que nous appelons frontières. Dans ce contexte, les frontières n’ont pas à être défendues même a minima depuis le modèle régulateur de la peau [5], ou autres balivernes anhistoriques car on a jamais vu la peau mordre ou mutiler quelqu’un.

Il y a donc cette réalité : le 15 avril 2020, 56 personnes furent ramenées près du sort de ce jeune somalien qui avait mis le feu à son corps, en pleine offensive du GNA.

Terminus : exiler, bannir.

Il se considère comme réaliste, mais personne ne l’est moins que lui [6].

Sécurité, et Humanisme. Ainsi ces hotspots pour enfants nommés « welcome center », ces « zones de transit » qui placent les mineurs entre le mur de la frontière hongroise et l’impossibilité de s’en retourner par la Serbie sans voir leur demande d’asile immédiatement rejetée. Mur de pierre et mur de papier ligués contre l’enfance, enfance traitée avec les méthodes de l’antiterrorisme, jetée dans des conteneurs en métal plus de jours encore que la terre ne met à tourner autour du soleil, « enfance volée » [7], qui, sur décision administrative, se voit brutalement plongée dans l’âge adulte à quinze ou seize ans pour soulager les quotas et la perversion des juges. Il est frappant de voir que ces conteneurs inventés pour le transport international des marchandises, ces biens libres comme l’air, qui ont plus voyagé que Christophe Colomb et Magellan réunis, servent aussi à visser des humains sur les frontières, à les fixer dans une traversée immobile de l’enfer administratif européen. Zone sécurisée, zone de détention, hotspots, ce chapelet d’euphémismes ne cache plus la réalité d’une zone militarisée où l’ennemi est combattu avec les armes de l’oubli, du froid, et de l’attente reconduite éternellement, mais aussi par un laisser-faire favorable à la prolifération des sévices : viol, faim, soif, clanisme, en résumé, les stricts mots de la guerre. Certains rêvent d’une force armée européenne : elle existe déjà. Faut-il attendre que ce gens soient bombardés au chlore ou au phosphore pour que l’on intègre ce lexique pourtant bien à la mode ? On pourra toujours relativiser, relativiser à même la peau des uns et des autres, on peut relativiser jusqu’à ne plus voir que le jour dans la nuit, on peut relativiser jusqu’à trouver le vide, le rien, le néant, au cœur de toute chose et de toute blessure.

Dans Carte Blanche, L’État contre les étrangers, la juriste Karine Parrot traversait, études et travail de terrain à l’appui, ce triste rideau sémantique en rappelant les basses œuvres des pays en question, capables de tout pour éviter d’accueillir ces populations jugées surnuméraires :
« Avec Mouammar Kadhafi à sa tête, la Libye a longtemps été un “partenaire” privilégié de l’Italie – puis de l’Union européenne – dans la lutte contre l’immigration irrégulière. Après plusieurs accords techniques demeurés secrets en violation du droit constitutionnel italien, celui du 30 août 2008 divulgué par la presse prévoit notamment un contrôle des frontières libyennes géré par des sociétés italiennes “en possession des compétences technologiques nécessaires” et financé à 50/50 par l’Italie et l’Union européenne. À partir des années 2000, la Libye a ainsi monnayé le bouclage de ses côtes méditerranéennes devenues la principale voie d’accès à l’Europe depuis le Sud. Contre de grosses sommes d’argent, elle a autorisé les européens à patrouiller sur ses frontières, construit des camps pour enfermer les exilé.e.s, et récupéré sans broncher ceux que l’Europe lui renvoyait » [8].

Karine Parrot montre ensuite comment ce scénario s’est prolongé dans l’accord conclu entre l’UE et Erdogan en 2016 et qui visait au maintien des populations syriennes en Turquie. Il y avait le feu aux frontières : il aurait fallu se livrer à d’habiles contorsions pour considérer les Syriens comme des « migrants économiques » et les rejeter à la terre, sauf à se glisser en plein jour dans les habits de l’extrême-droite. Bien sûr, il serait facile de ramener l’ensemble des pays européens dans un même orchestre qui jouerait cette partition de mort à l’unisson, sans considérer les particularismes des politiques nationales, mais force est de constater, à mesure que ces drames se répètent, qu’il y a des mécanismes concertés qui en favorisent la production. S’Il y a de la déliaison dans la liaison, il y a aussi – c’est un regret – de l’inopérance dans le fait d’en appeler chaque fois au droit international, droit doublé sur sa droite par des États hors-la-loi qui réaffirment leur puissance dans cet écart même. Il n’y a pas d’attente béate à avoir face à la justice, rarement juste, et rarement juste à temps, mais le feu nourri sur les droits de l’homme favorise actuellement le renforcement réciproque du néolibéralisme et du nationalisme fort, si bien accommodés – « cette mauvaise manière de croire qu’on en a pas » dont parlait Simone Weil dans ses Cahiers à propos des droits est en passe de devenir la règle.

De cette manière, l’Europe accomplit sa « disparition » en logeant son fonctionnement dans une logique de marché qui est à la « communauté » ce que le sel à est la limace : une soude particulièrement corrosive. Comme le rappellent Julie Lacroix (et Jean-Yves Pranchère) dans un entretien sur la question des droits humains [9], ce processus de dégradation n’est pas qu’une muraille hissée sur les frontières extérieures : « le silence assourdissant de l’UE sur les violations de libertés en Hongrie ou en Pologne montre que l’on peut désormais violer les principes de l’ État de droit au sein même de l’UE sans qu’il n’y ait de mesures de rétorsion ». Ainsi, se dessine une ère de droits libres de droits pour des franges entières de populations lâchées dans le vide.

Tout ceux qui ont cheminé un temps soit peu avec les réfugiés dans le dédale administratif ont bien connu cette impression de pénétrer dans un monde sans foi ni loi, un monde de titans, situé bien haut sur la montagne, délivrés de la contingence humaine. La parenté du « jeu et de la juridiction [10] » est bien connue, aussi il est vrai que ça triche beaucoup, que le jeu est profondément idiot, que les stratégies sont pauvres, qu’il s’agit de jeter les dés au bon moment dans la bonne auge de bronze, et surtout, gagner du temps à partir d’une situation quasiment toujours en tout point défavorable ; reconnaissons alors que le jeu ne tient plus ici qu’à sa valeur formelle, d’autant que l’angoisse sur les visages nous rappelle ce qu’il peut en être de la fin de partie.

Restent ces drames insupportables, ce qu’on ne peut pas, ce que nous ne voulons pas imaginer, et ces politiques phosphorescentes qui se détachent de cette obscurité plus construite que native, et qui irradient le crime, encerclent et capturent en se détournant, et organisent par-là même le mouroir d’une « culture » fixée dans ses retranchements. Cette Europe qui a pu dériver jusque dans le désert syrien oriental, bordé par les rives de l’Euphrate, ou une colonie macédonienne en – 300 av. J.-C avait légué ce nom à ce qui n’est plus maintenant que monticules de terre criblés par les ans, et murailles endormies : la Doura-Europos, Doura, la « forteresse » adjointe plus tardivement à cet Europos, comme par anticipation.

Méfie toi, ça ne tient à rien, la culture, une mince pellicule fragilement posée sur un fond solide de barbarie [11].

Cette embarcation est venue se perdre en Europe, en proie à un mal-monde. Toutes les autorités mises en cause dans ce nouveau désastre humanitaire ont prétexté du covid19 pour justifier l’injustifiable. Le virus est le nouveau mot de passe, la causalité manquante à un désengagement actif qui sème la mort là où elle était déjà massivement présente hier. Ces États qui peuvent commettre des crimes « sans ressentir la solitude accablante des criminels » comme l’écrivait Imre Kertész dans son Journal de galère.

Du point de vue des nations, cette disparition de douze personnes n’était qu’un renfoncement de plus dans le visage grêlé de la mer ; une minorité de trajectoires individuelles dilapidées par La question que les États leur rabat sur le corps.

Ces gens qui pour la plupart tentent de quitter la folie de leur pays se trouvent pris dans les mannes d’une expérience infernale où tout est fait pour qu’ils revivent sans cesse ce délitement, cet état morbide, cette unique et trop réelle impossibilité de s’en sortir. Nous ne disons pas qu’il existe en Europe un complot pour laisser mourir des groupes préalablement définis, mais force est de constater qu’un jeu d’emboîtement particulièrement efficace existe entre les dictatures lointaines et les démocraties proches pour empêcher les gens d’exister. Quand le formalisme des dictatures imprègne le buvard de l’Europe…

Tout est fait pour que la pluralité des relations que les pays nouent entre eux ne versent plus que dans la symétrie entre « le marché et la guerre » comme l’écrivait Achille Mbembe [12]. C’est cette absence de monde que nous reconnaissons dans ces images journalistiques mutilées ou coupées qui ne montrent que des foules à nu livrées à la charité ou au rejet, bref aux fantasmes d’un côté et à la réalité invivable de l’autre. Ces masses de gens démis de toute entité juridique et livrés directement aux mains de la police. Police aussi des images, qui, dans leur feuilletage temporel, contribue à fixer des stéréotypes qui savent si bien alimenter la fiction d’une communauté pure libre de choisir ses sujets. On remarque à ce propos, puisque nous aimons les « légendes », comme bon nombre de ces illustrations de presse ne correspondent à la réalité décrite que par les hotspots d’une imagerie fascisante, écrasant le caractère individuel de chaque drame dans le fantasme de l’un, infiniment reconductible : on utilise une photographie d’un drame passé en lieu et place de celui évoqué dans l’actualité décrite. C’est bien qu’on considère qu’une fatalité s’est introduite dans la courbe du temps. Cette fatalité est un des noms du racisme.

Edward Saïd avait déjà montré comment l’Asie, dans Les Perses d’Eschyle, « parle grâce à l’imagination de l’Europe ». Celle-ci est dépeinte comme victorieuse de l’Asie, cet « autre monde hostile, au-delà des mers. À l’Asie sont attribués les sentiments du vide, de la perte et du désastre » [13].

Nous pourrions croire que ce vieux paradigme de l’altérité volée a toujours cours, que l’Europe manipule le corps inventé de l’Orient et de l’Afrique, où tout n’est que blessure, désastre, guerre, donc habitus et habitude du désastre, absence de souffrance, donc négation de la souffrance. L’Europe chrétienne gouvernée par la production d’une « ignorance » complexe, qui n’est même plus capable – fort heureusement – de constituer la moindre rédemption pour son corps plurimillénaire. Ça serait tomber dans des généralisations néfastes et oublier que bon nombre de nos ami.e.s venant de ces continents sont parmi nous, avec nous et que leur histoire dégringole dans la nôtre au point de brouiller ou de nouer les « nous et eux » : c’est à ce jeu-là que nous aimons, que nous voulons nous livrer.

Néanmoins, Frontex, c’est le cauchemar de cette Europe labile qui resurgit armée comme à la guerre. Frontex dédramatise la relation proche/lointain qui nous assimilait à l’Afrique et et au Moyen-Orient au profit d’une désintégration technocratique des lieux mués en espace de la mort anonyme. Frontex, c’est la dérive unilatérale, non consentie, de la thanatopolitique des continents. Et tant que Frontex aura la main sur l’Europe, les cadavres continueront de s’échouer sur les côtes de Djerba.

Puisque personne ne le voit, il peut commettre n’importe quel méfait sans être puni [14].

Un général guatémaltèque avait l’habitude de donner cet ordre à propos des captifs dont on ignorait la culpabilité : « Tuez-les, on vérifiera après ». Les « gardiens » de l’UE disent : laissez-les mourir, personne ne vérifiera ensuite. Ils savent que l’invisibilité de ces procédures de sauvetage, l’invisibilité qui rayonne dans le mot de migrant, et en dernier lieu, l’invisibilité de notre actualité sans cesse démise et reformée par le flux des informations, produit l’invisibilité globale et l’amnésie volontaire qui fait trou noir dans la description de la réalité, et donc dans du tolérable qui pourrait se muer en intolérable. On tolère mieux l’invisible, par définition. Mais nous serons alors toujours hantés par ces fantômes qui gouvernent aussi les vivants.

Démocratie immunitaire [15] de Roberto Esposito, paru en 2008 en Italie, nous paraît si bien inséré dans le temps présent qu’il produit une inquiétante étrangeté. Sa thèse d’une intégration par les démocraties modernes d’une volonté immunitaire est devenue matière courante. Cette volonté est profondément contraire au lexique de la communauté. Elle s’y oppose, en tant que l’immunis est le caractère de ce qui est exonéré d’une quelconque obligation par rapport à l’autre, « et qui peut donc garder intègre sa substance de sujet propriétaire de soi-même », contrairement à la charge de la loi et du don présente dans le munus de la communauté. L’auteur nous prévient que l’on ne peut pas substituer ces deux termes chronologiquement, en les distribuant tour à tour dans un régime progressiste ou réactionnaire, mais rappelle au contraire leur co-implication.

En affirmant l’opposition frontale entre l’immunité et la communauté, l’espace public devient le lieu où les êtres humains entrent en relation les uns avec les autres à partir de leur dissociation, de leur distanciation, selon « le paradigme hobbesien de l’ordre ».
Esposito évoque les thèses de Plessner opposant la communauté à la logique immunitaire du « jeu démocratique » : « Dans un monde où les individus à risque s’affrontent dans une compétition dont l’enjeu est le pouvoir et le prestige, la seule façon d’éviter des catastrophes, c’est d’établir entre eux une distance suffisante pour que chacun soit immunisé par rapport à tous les autres. Contre toute tentation communautaire, la sphère publique est ce lieu où ce qui met les hommes en relation, c’est leur séparation même. D’où la nécessité de stratégies et d’appareils de contrôle permettant aux hommes de vivre “côte à côte” sans se toucher ; c’est-à-dire d’élargir la sphère de l’autosuffisance individuelle, en utilisant des “masques” ou des “armures” qui les protègent du contact de l’autre, qu’ils refusent et qu’ils jugent dangereux. » Nous sommes frappés comme la métaphore passée rejoint la littéralité du présent, frappés par la manière dont ce paradigme sécuritaire devient peu à peu la peau ou la lèpre d’une époque ou d’un cycle, frappés par la réduction du « commun » à sa « sphère intérieure », ou pire encore, son dévoiement en « nouveaux particularismes » emmurés dans des identités froides. Les hotspots, les zones d’attente et de transit, ne sont que les émissaires de ce que nous pourrions appeler l’Immunité européenne, nouvelle citadelle amarrée au désert. Est-il, ne serait-ce qu’un temps, imaginable et possible, d’inverser cette tendance ? Comment traverser l’immunité pour rejoindre ce seul monde que nous avons en commun ?

***

D’une frontière l’autre, le 15 avril, les troupes d’Assad rompaient une fois de plus la trêve internationale en bombardant des villages du sud d’Idleb, et les drones israéliens violaient l’espace aérien libanais pour frapper un officiel du Hezbollah.

We Exist, un réseau de 25 organisations de la société civile syrienne présentes en Europe et dans les pays limitrophes de la Syrie, a produit un long rapport relatant avec précision les effets du virus sur la situation des Syriens, qu’ils vivent dans les zones contrôlées par le régime, dans les camps massés à la frontière turque, ou dans les camps libanais. Ces quelques éléments que nous donnerons s’inscrivent dans la continuité d’un texte paru sur le site GuitiNews le 6 mai 2020, et qui donne un aperçu vertigineux de la situation sanitaire sur place. Si le virus semble relativement bien contenu pour l’instant, son appréhension du point de vue des populations éreintées par neuf années de guerre et livrées au cynisme des mécanismes de protection internationale permet d’entrevoir un nouvel affaissement de la réalité.

Il n’y a pas de liberté sur cette terre [16]

Dans un pays où « tout porte le nom du président » comme le dit le jeune Amir dans Le fil de nos vies brisées [17], il n’est pas étonnant de voir que les autorités du pays ont cherché à inscrire le virus dans le champ tragico-politique du « bacharland ». C’est la pâle fiction, redondante, amère, des dictatures : celle qui ment sur le nombre de contaminés, manipule les chiffres, emprisonne les voix qui débordent le cours du récit sanitaire légitime, bref, musèle tout ce qui pourrait contrevenir à la qaoumiyé, le récit héroïque de la dynastie Assad, ce bloc de marbre tâché du sang de 500.000 personnes. Évidemment, il serait comique d’attendre quoi que ce soit d’un pays qui a organisé la mise à mort d’une partie de sa population, du point de vue du soin et de la prévention médicale. Après avoir détruit 64 % des hôpitaux, réduit en poussière plus de la moitié des centres de premiers secours, et occasionné le départ de 70 % du personnel médical, ne peuvent rester debout que la propagande et la peur de voir perdre ce qui reste de soutiens dans la population. Une médecine en lambeaux réservée à une élite décadente [18] et meurtrière, dans un pays à l’agonie, voilà à quoi le virus pourrait mesurer son potentiel de transmission.

Alors que le temps des moissons arrive, que l’air chargé de poussière augmente les pathologies respiratoires, que la population habituée à prendre des médicaments lourds a vu sa santé durablement éprouvée et fragilisée, l’auto-organisation, comme toujours, a pu suppléer aux carences. Mais toutes les initiatives locales sont visées par le régime, en tant que forme de sédition : à Lattakié, la jeunesse mobilisée pour anticiper la catastrophe a été réprimée par les forces de sécurité.

Comme ce rapport nous l’apprend, sachant que 80% du salaire d’un travailleur informel passe dans l’achat de produits de première nécessité, qu’une journée de 12/h ramène un salaire équivalent à 1,10 euros, on se doute bien que la pharmacie n’est pas prioritaire dans l’économie des familles les plus pauvres. Pire encore, et en vertu du principe selon lequel le diable se loge dans le détail, beaucoup de gens malades ont peur de dévoiler leur symptôme de peur d’être réprimés. Un appel à la délation a d’ailleurs été organisé publiquement par le régime : « Si vous connaissez une personne qui montre les symptômes, informez les installations sanitaires les plus proches. Pour les protéger. Pour protéger votre pays. [19] » Cette menace à peine voilée – qui correspond à l’éternel rictus de mort de la Sécurité Intérieure – est collée sur une image qui montre une chambre d’hôpital « tout confort », image pieuse, hallucinatoire, plus glaçante encore que ce défilé ininterrompu de documents vus ces dernières années, ces chambres d’hôpitaux inlassablement laminées par les bombardements. Il s’agit d’une course : diffuser la peur plus vite que ne le virus ne se diffusera lui-même. C’est avec cet État meurtrier que l’OMS collabore, refusant de travailler avec les régions, et légitimant par là le couteau au dépend de la victime. Une occasion manquée dans la construction d’un rapport inédit entre le singulier et le mondial.

Cette étude, au détour de quelques témoignages, met à nu le délitement psychique caractéristique de ceux à qui l’on ne peut demander un nouveau sursaut, un nouvel élan protecteur, quand quasiment toutes les limites de la destruction ont été franchies sans que personne ne s’en soit ému : « Les gens sont tellement désespérés et ont enduré de si terribles traumatismes qu’ils ne sont pas sensibles à la crise du virus. Pour eux, c’est juste une autre manière de mourir » Ou encore : « Nous mourrons de toute façon, si ce n’est du coronavirus, cela se fera par le froid, la faim, les bombes. Le virus n’est qu’un moyen de plus de mourir ». Un reportage d’Arte [20] montrant l’action préventive de l’ONG Violet dans les camps, rapportait les propos de l’une de ses membres : « Certains pensent que c’est dieu qui a envoyé le coronavirus pour les soulager de toutes ces souffrances », c’est le retour de ce dieu qui protège les hommes en les protégeant des hommes. Cette asthénie apparente signe la continuité d’une expérience de la destruction, sa circularité transversale. En miroir, ces paroles obsédantes du ministre de la santé Nizar Yaziji, qui résumait la stratégie du gouvernement pour lutter contre le virus : « Je voudrais assurer à tous les Syriens, en pleine crise du virus, que l’armée Arabe Syrienne a nettoyé le sol syrien de tous ses germes », phrase qui signe l’accomplissement d’un processus de nettoyage ethnique érigé en modèle de l’auto-immunité de groupe. Les guerres d’extermination sont marquées par la biologisation du lexique qui n’assimile pas un groupe à une bactérie, mais qui la produit comme telle [21].

Pour dire à quel point l’Assadie a su si bien visser la mort dans les esprits, et faire de son pays un grand vautour aux aguets passant le col des frontières, nous lisons dans ce rapport un fait particulièrement significatif. Il s’agit de la grande peur qui a pu courir chez certains réfugiés syriens au Liban : peur de se voir reconduit de force en Syrie dans le cas d’une contamination par le virus, bien que les tests et les traitements s’appliquent, paraît-il, sans discrimination. On préfère échapper à ces tests qui pourraient conduire à la déportation. Plutôt mourir de ça que mourir là-bas, plutôt mourir que mourir. À Akkar, mu par cette angoisse des plus légitimes, un patient contaminé a préféré quitter sa chambre de soin. Il a été ensuite rattrapé et conduit à l’hôpital de Beyrouth.

Ceux qui s’improvisent diplomates, qui professent qu’un retour au pays des Syriens en exil sera envisageable à partir du moment où Assad aura récupéré l’entièreté de son territoire, devraient s’informer de cette peur-là, et de toutes les peurs, et de cette vie qui résiste, depuis le fond, et qui témoigne de cet humain infatigable. De cet humain qui traverse les murs, et qui rêve aussi la frontière.

***

« Et encore des jours et des jours interminables sur le bateau immobile. Un mot mystérieusement chuchoté : “quarantaine”, qui devait donner une explication à cette situation d’impasse, à ce statu quo qui assombrissait le visage des adultes. » Ces phrases nous les lisons dans un texte méconnu de la poétesse Kumiko Muraoka, Mémoires d’une somnambule [22], un texte qui bouillonne comme la surface des flots, dont le geste inaugural est l’ouverture d’un atlas sur la ville d’Harbin. Nous sommes ramenés au temps de l’« État des 5 nations ». Le Mandchoukouo, c’est cette médaille de terre gagnée par l’empire du Japon sur la Chine, un pays resté en enfance (1932-1945), qui fut aboli par les soviétiques, un État « fantoche » qui n’était reconnu par personne, ou presque. La poétesse est fille de ce pays perdu. Depuis cette mémoire hantée par l’exil et prenant la forme du rêve, elle s’entremet dans le souvenir d’Harbin avec la célérité de la lumière, épousant la vision qui la sépare d’elle-même. C’est par l’espace qu’elle devait sortir de cette prime enfance, en 1946, alors qu’un bateau ramenait les mandchous-japonais dans l’empire du Soleil Levant, ce pays rouillé pour qui elle n’éprouvait que « rancune », « peur » et « révolte ». À bonne distance des côtes, le navire qui déchire le tissu du temps, est soumis à un confinement en règle. Les passagers sont pris dans un sas de l’histoire, sur une mer vue comme le « palimpseste de l’espace, de la distance, du temps », telle la mémoire…

Dotée de cette force-enfant [23] bien figurable dans le film que Chris Marker lui a adressé [24], ce texte déploie l’énergie spécifique d’Harbin, modèle d’une vie cosmopolite, une Babel en papier de riz, comestible, une ville primitive, utopique et violente, une « interminable succession de spectacles », un carnaval sans carême, un « brouhaha » des langues : « Les rues de Harbin avaient deux noms : le nom russe et le nom chinois. Et ce nom chinois, les Japonais le prononçaient à la japonaise. Ils avaient accès à l’écriture chinoise introduite au Japon quinze siècles plus tôt. Ils pouvaient lire et comprendre le sens la plupart du temps, mais ils prononçaient souvent si différemment que cela faisait comme trois noms pour chaque rue. (…) Tchourine, le grand magasin russe se trouvait au croisement de Guishu gaï et de Daitchoku gaï, mais pour les chinois il se trouvait au croisement de Yizhou jie et de Dazhi jie, et pour les Russes, celle de Novotorgovaïa oulitsa et Bolchoï prospekt. » C’est depuis le fond de cette ville enfouie que ressurgit le modèle reconnaissable de la ville moderne, faite d’une langue-mosaïque percluse de mots comme de petits clous rares, fixés ici dans le bois du texte. C’est une langue ouverte au comique de situation, ce comique qui peut-être nous fait un peu plus défaut que les autres, quand on finit par se situer dans les rets d’une seule langue qui accapare toutes les situations, et qui n’aboutit plus – en fin de règne, à bout de souffle – qu’à sa propre coquille.

À l’instar de cette maison de poupées japonaise en shoji dans laquelle Kumiko se glisse pour la première fois avec l’appréhension des géants, où la poudre du soleil ne pénètre pas, où elle mesure comme « l’espace a été renversé », le fil des Parques qui déroule ce texte est noué autour d’un vide primitif, d’un rapt, d’un espace « incroyablement précaire, sans axe, sans repère, sans mur », qui n’est pas celui de la communauté perdue telle la maison invivable, mais peut-être le rayonnement fossile de toute communauté, dont la mémoire-somnambule produit les vibrations. « Contre quoi m’appuyer ? contre le vide ? » Question qui montre la chute ou le suspens, mais aussi la motilité de la poétesse élevée dans la culture de l’exil, et dont la part d’idéalisation qui lui est indissociable peut être comprise à l’aide de cette formule antique : « les aveugles ont oublié leur ténèbres et les bossus leur bosse », puisqu’il en va de retrouvailles avec un corps perdu.

Nous nous prenons à rêver avec elle depuis cette fosse des langues, et dans le nœud d’une tradition vieille comme Héraclite qui nous montre que l’on peut être unis par la distinction et la pluralité, quand on a rompu l’enchantement de l’un avec le sortilège de l’autre ; cette différence qui ne s’énonce pas dans « le langage universalisant du pouvoir » [25], mais dans le tissu vivant de la cosmopolis ; en pensant aussi, qu’il en allait de l’enfance d’un pays fauchée en plein vol, dans ses premiers balbutiements, condition pour passer du royaume au chant, à la poésie.

Écoutons-la encore un peu formuler le matériau de la fuite :

« Nous étions perpétuellement environnés des langues des autres, différentes de la nôtre et différentes aussi les unes des autres. Oui, à Harbin, il y avait dans l’air de perpétuels bruissements de plusieurs langues : différents sons, différentes tonalités, différentes mélodies. Nous les entendions, nous les respirions, nous les vivions, nous évoluions à travers ces langues, ces musiques, les musiques du quotidien. Nous comprenions ces langues que nous ne comprenions pas. Nous parlions ces langues que nous ne parlions pas. La langue parsemée de mots pris à toutes les langues, à tous les peuples, à toutes les sources, à toutes les imaginations ; la langue sortie d’une tête que l’on s’était creusée (le derniers recours !), une langue d’ignorance effrontée, pétrie de tous les ingrédients imaginables et possibles, une langue hybride, anarchique, chaotique, langue badigeonnée à outrance de couleurs, d’accents, de mélodies inattendues. Désastreuse ! Mais elle circulait, s’envolait comme des milliers de papillons bariolés, hardis, joyeux, insouciants. Elle désignait, elle indiquait, elle négociait, marchandait, et elle obtenait tout ce dont elle avait besoin. Elle dégotait même l’introuvable. »

Peut-être faut-il se garder de confondre le pays perdu avec celui de l’enfance, ou de la communauté, mais pour se donner la possibilité de « dégoter l’introuvable », comme par un voyage autour de soi qui a pu, à un moment, recouper celui d’un voyage dans le monde, encore fallait-il avoir pu trouver refuge quelque part, d’avoir pu déchirer la frontière, en rêvant sur les cartes.

 

Notes

[1] https://www.infomigrants.net/fr/post/12951/desespere-un-migrant-somalien-detenu-en-libye-s-immole-par-le-feu
[2] Dans Exterminez toutes ces brutes ! un voyage à la source des génocides, Les Arènes, 2007, Sven Lindqvist rappelle que « le mot « Europe » vient d’un mot sémitique qui signifie précisément « obscurité ».
[3] https://alarmphone.org/en/2020/04/16/twelve-deaths-and-a-secret-push-back-to-libya/
[4] https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/10/06/launch-ebcg-agency/
[5] Cette analogie est devenue un lieu-commun. Régis Debray en fait l’armature conceptuelle de son Éloge des frontières, Gallimard, 2013.
[6] Stig Dagerman, Automne allemand, Actes Sud, 1980.
[7] https://www.mediapart.fr/journal/international/110520/migrants-au-pays-d-orban-ces-prisons-maternelles-remplies-d-enfants
[8] Karine Parrot, Carte Blanche. L’État contre les étrangers, La Fabrique éditions, p.72.
[9] https://esprit.presse.fr/article/jean-yves-pranchere-et-justine-lacroix/pour-une-politique-de-l-egaliberte-entretien-39479
[10] Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction du jeu, Gallimard, 1951.
[11] Mouloud Mammeri, L’opium et le bâton, La Découverte, 1992.
[12] Achille Mbembe, Politique de l’inimitié, La Découverte, 2016
[13] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1978.
[14] Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes !, op. cit.
[15] Roberto Esposito, Communauté, Immunité, biopolitique, Les Prairies ordinaires, p. 95.
[16] Orwa Al Mokdad, 300 Miles, 2016, 95 minutes.
[17] Cecile Hennion, Le Fil de nos vies brisées, Points, 2020
[18] https://www.liberation.fr/planete/2020/04/25/cadeau-a-27-millions-d-euros-pour-asma-al-assad-scandale-en-syrie-apres-des-accusations-russes_1786315 Peut-on se demander ce qu’un criminel de masse peut bien trouver dans le tableau de David Hockney ? L’idéal d’un monde sans témoin, où les guerres ne sont que des bigger splash à peine plus réelles que ces jets laiteux vaguement électriques ? Ou plus simplement le désir d’intégrer ce que la bourgeoisie inculte produit comme modèle d’appartenance à partir de quelques fétiches, ce qui ne peut-être regardé au-delà de quelques secondes, l’irregardable…En tout cas, le marché est bien ce milieu de vie où peut se déployer ce type de relations barbares.
[19] www.sana.sy
[20] https://www.arte.tv/fr/videos/097002-000-A/syrie-idleb-la-course-contre-l-epidemie/
[21] On se souvient d’un passage du grand poème Holocaust de Reznikoff où les nazis nommaient « chien » le déporté et « homme » leur chien.
[22] Nous pouvons lire ce texte en ligne : https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2001_num_73_2_6722
[23] Nous volons cette formule à Pasolini.
[24] Le Mystère Koumiko, 1965, 46 minutes. En réalité, c’est elle qui a offert ce film à Marker.
[25] Ne crois pas avoir de droits. La librairie des femmes de Milan, La Tempête, 2017.

 

Béliers, par Florian Fouché et Adrien Malcor

À qui veut…

Le 31/05/19, par Florian Fouché et Adrien Malcor

À l’occasion d’un chantier de restauration des boiseries de l’église d’Ahun et de l’abbaye de Moutier-d’Ahun (Creuse), La Métive et la DRAC Nouvelle-Aquitaine ont invité Florian Fouché à mener un projet artistique avec les élèves de la classe de CM2 de l’école d’Ahun (trois séquences d’une semaine chacune). L’expérience s’est conclue par l’exposition Béliers, présentée à La Métive du 3 au 14 mai 2019. Florian Fouché s’est entretenu avec Adrien Malcor le soir de l’ouverture, dans l’exposition.

Adrien Malcor : Comme c’est joli, Moutier-d’Ahun. Nous sommes à La Métive, devant les Béliers que tu as faits avec les enfants d’Ahun. Tu m’as fait venir en me disant qu’il s’était passé quelque chose…

Florian Fouché : Oui, une restauration puis une destruction, imaginées par des enfants.

AM : Raconte.

FF : La Métive m’a invité à faire un atelier avec des élèves de CM2 de l’école d’Ahun, à l’occasion de la restauration des boiseries de l’abbaye bénédictine. Il se trouve que l’atelier a commencé le 3 décembre de l’année dernière, deux jours après la grande manifestation des Gilets jaunes et la « bataille » des Champs-Élysées. Moi j’arrivais de Paris avec l’idée de proposer aux élèves de faire eux-mêmes une restauration du portail de l’abbaye, très connu dans la région pour ses niches vides (rires). Mais, comme tu sais, les enfants parlent en travaillant et le sujet des émeutes parisiennes est vite apparu. Ils avaient vu et revu à la télé les « dégradations » de l’Arc de Triomphe, et ils s’adressaient à moi comme si j’y avais assisté. J’ai fait le rapport avec le destin de l’abbaye, et, pendant la deuxième semaine de travail, en février, j’ai proposé aux enfants d’imaginer ce qui avait pu se passer dans cette abbaye pendant la Révolution. D’où l’idée des béliers, qui a permis aussi de sortir de l’échelle individuelle des niches. Moi, c’est ça que je voulais, faire faire de la sculpture collectivement, à des échelles qui dépassent un peu leurs corps d’enfants. On pouvait articuler des formes et un récit simple, celui de ce moment supposé de destruction. Des groupes se sont constitués, qui devaient travailler à une forme (de bélier). Au fond, je leur ai proposé de jouer à la guerre, même si, je crois, le mot n’est jamais apparu pendant l’atelier. Je voulais faire en sorte qu’ils se décalent par rapport à l’actualité médiatique, à ces images qui tournaient en boucle, en s’appropriant localement l’Histoire.

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AM. On a utilisé des béliers dans l’abbaye à la Révolution ?

FF : En fait, c’est surtout pendant les guerres de religion, à la fin du seizième siècle – en 1591, je crois –, que la destruction a été la plus importante, liée à une bataille entre un groupe de la Sainte Ligue et l’armée d’Henri IV. Mais on ne sait pas quand et comment les statues ont disparu des niches. Je me suis dit que cette vacance pouvait stimuler l’imagination des enfants. Voilà, il y a ces enfants de la campagne qui sont sensibles à une violence plus ou moins lointaine et très dramatisée par les médias, et puis ces vestiges, avec une destruction patrimonialisée, pacifiée. La nef détruite de l’abbaye est aujourd’hui un joli jardin. C’est joli, Moutier-d’Ahun.

AM : Très. Quand je suis arrivé tout à l’heure, les enfants étaient en train de présenter leurs sculptures installées dans le portail. Il y avait ce rapport visuel immédiat : c’était des enfants d’aujourd’hui, avec des vêtements multicolores, et ils se détachaient sur la roche tout comme leurs sculptures peintes. Chaque enfant a indiqué la statuette dont il était l’auteur, en la nommant. Le rapport s’est individualisé. Je trouve du coup que vous auriez pu formaliser la petite procession, de l’église au lieu d’exposition, quand ils ont rapporté leurs objets, chacun le sien.

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FF : Tu as raison, mais je ne savais pas que les enfants viendraient aussi nombreux, en dehors du temps scolaire. Ce que nous avons mis en scène, c’est l’usage des béliers sur la place de l’abbaye. Tu as vu les photos. C’était la première fois que j’utilisais un grand-angle, comme un photojournaliste.

AM : Oui, les photos montrent que les grandes sculptures sont en fait des accessoires, des faux béliers. Comment s’est passé l’accrochage, puisque tu l’as fait avec les enfants ?

FF : Je ne l’ai pas fait avec les enfants. Les enfants ont fait des plans. Je voulais voir ce qu’ils avaient en tête si je leur parlais d’exposition. J’ai regardé leurs plans, c’était intéressant, mais j’ai fait à ma façon (rires).

AM : Et donc ?

FF : J’ai ajouté quelques éléments, avec ce que j’ai trouvé sur place. J’ai surélevé un des béliers avec un bidon d’huile de moteur et une paire de bottes fortifiées avec des bouteilles de jus de pomme vides, si tu veux tout savoir. Et puis ces deux exemplaires de La Montagne de l’hiver dernier, qui titrent « Ça bloque encore ».

AM : Je les trouve importantes, ces bottes. C’est une façon de rappeler la mise en scène devant l’abbaye, de dire l’accessoire de théâtre, et ça donne une échelle pour tous les béliers, qui sont aussi des déguisements, des armures, ou des corps transformés. Il y a une mise en scène dans l’espace : les béliers sont « en formation », tous perpendiculaires aux murs, face aux fenêtres. Tu sais à quoi ça me fait penser ? Aux Fous du volant de Hanna et Barbera.

FF : Voilà. On est juste après le départ, on est tout juste sorti des starting-blocks.

AM : Ça fait longtemps que ça t’intéresse, la sculpture qui attaque le mur, qui pourrait passer à travers.

FF : Dans le Tronc de la révolution, il y a aussi une autre direction : l’angle fait qu’elle semble ployer sous son propre poids. C’est pour ça que le tréteau était nécessaire…

AM : Là où « ça bloque encore ».

FF : Là où « ça bloque encore encore » !

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AM : Parle-moi de la surface de ce Tronc. Je trouve l’ornementation assez belle, mais très abstraite pour du dessin d’enfant.

FF : Bon, c’est clairement l’objet le plus dirigé. Ça se voit, non ? (Rires.) Je leur ai proposé de souligner les facettes, les ombres portées, et de s’inspirer de la graphie qui couvre les cartons blancs. J’ai aussi attiré leur attention sur les troncs des bouleaux qu’on voyait par la fenêtre de la salle d’arts plastiques.

AM : Les couleurs vives dominent dans tous les autres objets.

FF : Oui, j’ai simplement voulu qu’on préserve le matériau brut sur un objet au moins. Je leur ai dit et répété que le carton avait une belle couleur, lui aussi !

AM : Et ces constructions suspendues…

FF : Ah, je sens que tu me suspectes d’avoir encore donné des consignes constructivistes, mais pas du tout. C’est un groupe de trois enfants qui n’avaient pas réussi à se mettre d’accord sur une idée. Quand je suis venu les voir, ils avaient l’air défaits. Je leur ai simplement demandé de quoi ils avaient envie, et ils m’ont montré la visseuse. Alors je leur ai donné des planches et ils ont vissé, ils ont fait chacun un assemblage, ou plutôt ils se sont entraidés pour se faire un assemblage chacun. Ils se les accrochaient au corps, ils passaient leurs têtes, leurs bras à travers. Un des enfants, un garçon, voulait faire une flèche, il a fait une flèche. Le deuxième garçon a d’abord fait une sorte de collier, puis il a peu à peu ajouté des planches. Ces deux-là avaient l’habitude de bricoler. La fille a fait cet objet plus ramassé, centripète. La spatialisation montre ces différences, je crois.

AM : Les statuettes en carton peint sont elles aussi assez « construites », plutôt par plans.

FF : Tu remarques, on a vraiment fait avec les matériaux types de l’art à l’école, des matériaux de recyclage : carton, papier journal, bois, colle et peinture. C’est tout ce que je m’étais interdit dans mes précédents ateliers. Cette fois je voulais tester l’hypothèse de la « toutité » de Iliazd et Ledentu, l’idée que l’on peut utiliser et combiner toutes les formes d’art connues dans le passé.
Alors les statuettes sont un peu cubistes, oui. Elles sont faites pour les niches, mais elles s’intègrent mal au portail, aux frises en haut-relief du tympan. Au début, je trouvais que ça ne marchait pas du tout. En tout cas, ça ne se fond pas. Mais le décalage permet de voir autrement le travail de la pierre.

AM : Tu as mis les photos de l’attaque du portail sur les portes de l’espace d’exposition, un peu en vrac. Je n’aurais pas fait comme ça.

FF : C’est un parti pris. Il n’y avait pas l’espace pour les confronter vraiment aux sculptures, selon moi. Elles sont restées sur le seuil. Ce sont les enfants qui les ont collées sur les portes.

AM : Tu n’as pas imaginé une projection, par exemple ?

FF : Si, mais j’y ai renoncé, peut-être à tort. Aujourd’hui je la « vois » mieux : la course, le cinéma… Après, ça ne me dérange pas que ça bouge moins. Tu as entendu, quand j’ai pris la parole après le maire, j’ai rappelé la définition de la sculpture par Beuys : une « action statique ».

AM : Ce n’est pas une définition très originale si on ne sait pas ce que Beuys entend par « action ». J’aurais dû faire la remarque tout à l’heure, on aurait peut-être pu parler de sculpture sociale… Pour revenir à l’activité, le bélier, ça a suscité des choses dans les paroles des enfants ?

FF : Plus ou moins. Des histoires de superhéros surtout. Quant à la sculpture sociale, ça reste pour moi l’idée que « le changement viendra de l’art ». Une école, c’est un bon milieu pour commencer. Je ne suis pas un superhéros politique comme Beuys. Et quand tout le monde devenait militant, Beuys n’a jamais arrêté de faire de l’art. L’action de la sculpture, c’est aussi ça.

AM : En regardant ce bélier-là, où il y a des trous pour les têtes, je repensais à ce que je lisais cet après-midi, un texte de Jean-Claude Schmitt, le médiéviste, sur ce que les folkloristes appellent la « danse des chevaux-jupons ». Au Moyen Âge, un certain jour du printemps, les jeunes gens se glissaient dans des costumes de chevaux, et mimaient des sortes de tournois de chevaliers dans les cimetières et les églises ; ça ne plaisait pas beaucoup à l’Église, qui a dû requalifier ces danses comme des profanations, en détournant la structure du rite sous-jacent. Les prêtres racontaient que Dieu avait foudroyé le chef des jeunes, ou bien ouvert les enfers sous ses pieds, mais ils réinterprétaient la descente dans le monde souterrain, qui était le vrai sens, initiatique, des chevaux-jupons. Mike Kelley a d’ailleurs fait des spectacles comme ça, avec des costumes de chevaux, à la Judson Church notamment.

FF : J’y pensais en t’écoutant. Je suis sûr que Kelley a pu avoir vent du folklore dont tu parles. C’est le genre de choses qui l’intéressent, les rites d’initiation et les contre-mythes de la culture officielle.

AM : Schmitt rappelle que c’est un rite de printemps, donc de renaissance, donc une danse des morts. Pour peu qu’on projette ce terreau folklorique sur votre atelier, je me demande comment ça pourrait croiser tes intérêts, disons muséographiques, autour de la vie et de la mort des objets, tout ce que tu as trouvé au musée du Paysan roumain. Tu restes timide sur ces questions culturelles et magiques. Je ne suis pas certain que vos allusions, ici, aux révoltes en cours fassent vraiment récit. Tu t’apprêtes à travailler sur Deligny, tu ne pourras pas esquiver la question de la « légende ».

FF : J’ai plutôt pensé en termes de « coïncidences », pour employer un autre mot de Deligny. Coïncidences ou tout simplement événement : rappelle-toi ce 1er décembre ! J’ai été marqué par l’événement, et par ce qui a suivi au moment où je menais cet atelier.

AM : C’est un contexte, oui. Un mot sur La Métive, pour ceux qui ne sont pas avec nous ?

FF : C’est un ancien moulin, aujourd’hui une résidence de création et un centre culturel très polyvalent, important à la fois pour les artistes qui viennent d’un peu partout et pour les habitants des villages alentour. Ce n’est pas un centre d’art contemporain. On ne montre pas les sculptures dans une « salle d’exposition ». Ça a ses avantages, dans la vie du bâtiment. Cette salle, on doit la traverser pour aller à la bibliothèque.

AM : Et trébucher sur ces clefs anglaises ?

FF : En février, j’ai rêvé de ces deux clefs anglaises. C’est mon commentaire onirique de l’exposition, dans l’exposition.

AM : C’est une « clef » pour comprendre le rapport à ton propre travail ?

FF : Oh je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que mon travail sur les matériaux s’est asséché depuis quelques années, et que, là, les enfants ont fait ce que je ne me permets pas dans mon atelier. Comment on trouve des idées avec les enfants ? Parfois on apporte ce qu’on ne veut pas ou plus faire seul. Au fond, le Tronc de la révolution, je leur ai un peu « commandé ». J’en avais eu l’idée il y a quelque temps. On pourrait dire que la sculpture est de moi, fabriquée par eux, avec leur complicité, pas forcément avec leur assentiment, car ils étaient quand même un peu frustrés par le coloris. Est-ce que c’est du travail déguisé ? Je ne suis pas Charles Ray, qui fait sculpter son arbre au Japon… Bon, je plaisante, mais je ne mens pas quand je dis que je n’aurais pas fait cet objet sans eux. En tout cas, c’est le plus fort de l’exposition et on explose le cadre, ça n’est pas de l’art enfantin, je compte le montrer ailleurs.
Après, j’aime beaucoup ces Cornes diaboliques aussi, que je n’ai pas « dirigées ». J’y vois des choses qu’ils ne voient pas. Voilà, je me pose la question : un artiste dans mon genre, est-ce qu’il travaille avec les enfants pour exorciser ses propres tendances au maniérisme ? Je me demande comment j’influence moi-même le travail des enfants, même involontairement.

AM : Ce sont pour une part des questions psychologiques, mais elles se posent, oui. Par ailleurs, tu connais mon critère : a-t-on respecté l’« animation groupale indéterminée » ?

FF : Tu sais, c’était d’abord une sorte de test sur la vie des formes, sur la mémoire des formes. Les enfants ont commencé par observer les boiseries de Simon Bouer, qui sont exceptionnelles : au-delà de la fantaisie baroque et du contexte religieux, il y a toutes ces figures complètement énigmatiques qui les ont beaucoup frappés. Je voulais ensuite qu’ils puissent apporter leurs propres références. Je leur ai laissé la place pour cela, je crois. Je me suis contenté de leur donner les outils, disons, de l’assemblage, et j’ai attendu de voir quel type de figuration allait en sortir. Les colonnes torses, le lutrin aux lions, le christ biface, l’atlante, les têtes sous les stalles : comment ces motifs allaient resurgir dans une production faite avec des matériaux et des outils qui n’ont rien à voir avec la taille directe ? Au même moment, il y avait à Paris la grande exposition sur le cubisme, mais je ne leur en ai pas parlé, ni d’art contemporain d’ailleurs. Je voulais voir comment la migration des formes allait opérer, et j’estime aujourd’hui qu’elle a bien eu lieu, qu’il y a eu hybridation avec leur propre monde, leurs propres références. On le voit bien dans leurs titres : L’Escalier infini, Chat-sirène, Speederman – avec deux e, comme speed

Schwarze Spiegel, par Yves Belorgey et Lana Damergi

À qui veut…

Le 04/01/19, par Yves Bélorgey et Lana Damergi

Entretien d’Yves Bélorgey par Lana Damergi*, à l’occasion de son exposition Schwarze Spiegel, qui aura lieu du 26 janvier au 17 mars au Kunstverein d’Heilbronn.

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Lana Damergi : ton exposition s’appelle Schwarze Spiegel (Miroirs noirs), cela fait penser à camera obscura. Peux-tu nous parler de ce titre et de ton éventuel souhait de souligner le lien entre tes œuvres et la photographie ?

Yves Bélorgey : Oui, les miroirs d’une chambre noire sont noirs. Les dessins et tableaux exposés au Kunstverein – chambre blanche et généreusement éclairée – ne sont que des illusions, mais ils reflètent « un amour de la vérité » analogue à l’image des miroirs. Oui je pensais aux dessins photographiques lorsque j’ai proposé ce titre. Pourquoi ce besoin du noir et blanc ? Ou pourquoi ce passage au dessin ? Pour distancier ? C’est la réponse la plus raisonnable, mais qui dit bien peu des mouvements opérés, du doute parfois de parvenir à finir un tableau, et que c’est plus rapide direct et simple en noir et blanc. La présence dans l’exposition de quelques tableaux montre aussi que la frontière entre les dessins et les tableaux n’est pas insurmontable et qu’ils forment un espace commun. En tous cas lorsque j’ai opté pour un dessin de Rot-Buche (hêtre pourpre), je lisais Miroirs noirs de Arno Schmidt – je le lis ces temps-ci assidûment. Un homme est seul survivant rescapé d’une troisième Guerre mondiale dévastatrice qui aurait eu lieu dans les années 1960. Au milieu de ce qui reste il va continuer à écrire …sans doute pour survivre, se souvenir…
C’est un fait que je n’aurais pas pensé à ce titre sans cette lecture, mais que je l’ai tout de suite associé au caractère noir des dessins, lui-même lié à la photographie noir et blanc. Ce titre me paraît idéal tant par sa couche poétique, par le lien avec la lecture d’Arno Schmidt que pour mettre l’accent sur l’arrière-plan photographique des dessins et sur la préséance que je veux donner aux dessins. Car il n’y a pas dans mon travail de hiérarchie entre dessin et peinture, les dessins ne sont pas une esquisse ou une étude préparatoire. Les tableaux font autant office d’étude que les dessins. Il y a donc eu ce concours de circonstances, mais Arno Schmidt parle de photographie et l’a beaucoup pratiquée.
Page 8 de Scènes de la vie d’un faune, je lisais :
« Ma vie ?! : n’est pas un continuum ! (pas seulement qu’elle se présente en segments blancs et noirs, fragmentés par l’alternance jour et nuit ! Car même de jour, chez moi c’est pas le même qui va à la gare ; qui fait ses heures de bureau ; qui bouquine ; arpente la lande ; copule ; bavarde ; écrit ; polypenseur ; tiroirs qui dégringolent éparpillant leur contenu ; qui court ; qui fume ; défèque ; écoutelaradio ; qui dit “monsieur le Sous-préfet” ; that’s me!) : un plein plateau de snapshots brillants.
Pas un continuum, pas un continuum ! tel est le cours de ma vie, tel celui des souvenirs (de la façon qu’un spasmophile peut voir un orage la nuit) :… »
Et dans la note afférente : « A.S., parlant du souvenir, rejoint Schopenhauer parlant de la discontinuité de la conscience et de la pensée lorsqu’il dit (dans Le Monde comme volonté et représentation, IIe volume) que “notre conscience pensante est, de par sa nature même, nécessairement fragmentaire.” »

J’ai été très touché par ce passage et sa note, qui me renvoient au statut du tableau dans l’exposition, mais aussi à une façon de concevoir l’image elle-même comme une mosaïque (ou un puzzle), un ramassis organisé de pièces fragmentaires qui ne sont pas arbitrairement unifiées par un grand geste homogénéisant. Ce qui unifie l’ensemble est la volonté de décrire un objet ou une situation, une tentative de se souvenir ou au moins de garder une trace.

L.D. : Et de quoi souhaites-tu garder une trace ?

Y.B. : De ce qui reste. C’est à dire que ce n’est pas mon travail qui change. C’est le monde autour de moi. En France tout particulièrement, mais pas seulement, le mouvement est tout aussi planétaire que l’a été la forme d’habitat populaire et collectif sur laquelle je travaille ; partout, les immeubles modernes sont détruits. Étrangement c’est un mouvement de table rase analogue à celui qui avait parfois dominé leur construction, et il semble qu’ils ne doivent pas s’enraciner. Par exemple une des principales critiques sur les grands ensembles était qu’ils n’intégraient pas la rue, et cette vie sociale si particulière à l’appartenance à une rue, celle où je tu il elle habite, or la rue met du temps à prendre, et la rénovation des grands ensembles aurait pu aller dans le sens de permettre la prise de la rue, de l’espace social particulier de la rue et prolonger cette lente sédimentation. L’art de l’observation demande une adaptation constante dans le temps du présent. Le travail de l’art est une méditation actuelle sur le (les œuvres du) passé proche ou lointain.

L.D. : Pourrais-tu nous parler du choix des œuvres pour cette exposition et de leur sujet ?

Y.B. : Plutôt que du choix des œuvres, je pense qu’il faut parler du choix des motifs. Il s’agit essentiellement de répondre au lieu, la ville, le Kunstverein et de répondre à cette situation particulière du Bundesgartenchau 2019. D’où la sorte de jardin intérieur, les arbres… Mon intérêt pour Atget trouve sa juste conséquence dans une forte dimension historique (la pharmacie dont le blason laisse à penser qu’elle continue une tradition remontant à 1359, le bâtiment des archives de la ville, plus proche de nous, l’écluse). La reconstruction apparaît aussi clairement dans les dessins montrant des immeubles d’habitation, avec des boutiques en rez-de chaussée, l’un d’eux se situe presque en face du Kunstverein. Il y a aussi quelques dessins et un tableau de Cologne, et c’est la situation de mon atelier puisque je travaille beaucoup sur cette ville.

L.D. : Les œuvres que tu as choisi de montrer associent des dessins et des tableaux au pigment sur toile appliqués sans liant. Comment distingues-tu les secondes des premières ?

Y.B. : La principale distinction qui saute aux yeux du spectateur est la couleur. Les tableaux pigmentaires seraient des dessins colorés. J’ai voulu adapter la technique des dessins au graphite à la couleur. Ces tableaux pigmentaires sont une application directe du pigment sec –sans liant – ni huileux ni aqueux, sur toile.

L.D. : On connaît bien l’école de photographie de Düsseldorf, où tu as fait deux séjours durant les années 1990, et où l’utilisation du médium de la photographie varie. Ici avec ces tableaux au pigment, tu romps avec une pratique de peinture qui a été la tienne durant plusieurs décennies. Qu’est-ce que cette nouvelle méthode t’apporte pour ton langage esthétique ?

Y.B. : J’utilise des photos comme documents de travail depuis plus de vingt ans quand j’ai commencé à réaliser des tableaux que j’appelle tableaux d’immeubles qui concernent essentiellement les immeubles d’habitation collectifs. Ces tableaux avaient un caractère documentaire, et je me devais d’être précis et pour cela de partir d’un reportage photographique. Ensuite j’ai commencé à faire des dessins, du même format que les tableaux. Les dessins ont pris de plus en plus de place dans l’ensemble de mon travail. Je voulais depuis quelque temps appliquer plus directement au domaine des tableaux et de la couleur ce que je trouvais en dessin. Depuis que les dessins se développent à côté des tableaux, il y a en effet une sensation qu’ils ne se rapportent pas aux mêmes motifs. Dès le début dans les dessins je me rapprochais plus du seuil, le sujet était plus fragmentaire, un détail de façade. Maintenant la distinction est de moins en moins facile à établir, parce que je cherche à faire évoluer ces frontières. D’autant plus qu’à l’intérieur du corpus des tableaux j’ai eu besoin de faire évoluer la distance avec mon motif principal, reconnaissable dans l’immeuble d’habitation ; j’ai parfois élargi le cadre, jusqu’à la dimension du paysage, inversement j’ai commencé à faire des tableaux d’intérieurs.
Je crois que tout peintre doit se poser la question du dessin dans la peinture – de même qu’il y a des formes ou des effets picturaux dans les dessins. J’ai donc simplifié mon organisation, et j’ai l’impression d’aborder un nouveau terrain de jeu.

L.D. : Comment définirais-tu ces nouveaux tableaux ? La peinture a plusieurs définitions, mais nous en choisissons volontairement deux, issues de la lexicographie du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) : « Matière colorante composée d’un pigment et d’un liant, utilisée pour recouvrir une surface, pour la protéger ou l’orner », et « Art de peindre ; moyen d’expression qui, par le jeu des couleurs et des formes sur une surface, tend à traduire la vision personnelle de l’artiste. » Le liant semble être inclus dans la définition de la peinture comme matière, mais ne semble pas clairement nécessaire pour la définition comme médium. Comment penses-tu que l’on puisse considérer ces tableaux ? S’agirait-il de dessins ?

Y.B. : Je les ai appelés très vite tableaux pigmentaires et pour l’instant je m’y tiens (on parle aussi de tirages pigmentaires en photo). Le spectateur se demande comment c’est fait, comment la matière est déposée, quels outils sont utilisés. La technique est analogue à la façon dont j’utilise la poudre de graphite. J’ai adapté cette technique et ces outils – cotons, mousses, pochoirs faits maison – au tableau sur toile. La poudre des pigments remplace le graphite. Le va et vient du dessin à la couleur est aussi très sensible dans la compréhension du contraste simultané ou interaction des couleurs comme opératoire dans le monde du dessin noir et blanc. Le blanc intense se fait par le noir et les gris, dans des rapports proportionnels de masses et de quantités.
Le spectateur est surtout décontenancé parce qu’il n’y a pas à proprement parler de « touche » de pinceau. La surface du tableau, mate et régulière est très fluide, ou diffuse, il y a des effets de transparence qui paraissent liés à une liquidité, alors que la technique est complètement sèche, tout cela est étonnant parce que le spectateur est habitué à juger de l’habileté par la touche du peintre alors qu’en réalité c’est la couleur qui structure (de même que le dessin ne se définit pas par le contour). Quand je les compare aux tableaux à l’huile, je suis surpris tout autant par les différences que par le fait qu’il n’y a finalement pas tant de différence. Je ne suis pas attaché à une fidélité au médium, une pureté de l’expression du médium, une sorte d’ontologie ou d’orthodoxie du rapport au médium, comme une fin en soi. Par exemple, les dessins de Seurat qui sont pour moi exemplaires montrent un artiste qui domine complètement ses moyens, dont les dessins déclarent l’espace sans contour aucun. Ces dessins ont, tout particulièrement à la fin de sa vie, des rehauts de pastel, blanc ou blanc cassé, effet d’accentuation ou d’augmentation qui pourrait presque passer pour maladroit. Donc malgré une technique parfaitement exécutée il peut ajouter un élément hétérogène par besoin de vérité augmentée. (De même Mike Kelley par exemple corrigeait ostensiblement ses dessins à la gouache ou au tip-ex…)

L.D. : Parmi les autres changements intervenus avec ce nouvel ensemble, on trouve de nouveaux sujets, comme l’arbre pour lui-même, mais aussi des figures humaines. Alors que tu as l’habitude de traiter tes tableaux en laissant pour seule humanité les traces de vie que les habitants ont laissées (ex. du linge qui sèche comme indice d’une présence). Que penses-tu de ce changement ? Est-ce que ton sujet, l’architecture moderne urbaine et péri-urbaine, est en mutation ?

Y.B.: Je dirais plutôt que ces ouvertures sont constantes. Depuis que je mets en avant les dessins, les tableaux en profitent. Je n’ai jamais vu les immeubles isolés, ou isolément du reste du monde. Le travail du cadrage, ou de sélection, est indissociable du hors-champ. L’activité des habitants et ce qui en reste a pris de plus en plus de place, de même la végétation, puis je me suis consacré à ce que l’on ne peut voir à partir de l’espace public, l’intérieur des appartements, que je considère comme secret, intime, féminin, expression du vernaculaire. J’ai profité de l’occasion qui m’a été donnée par les habitants des Avanchets à Genève, qui m’avaient proposé d’exposer les tableaux dans leur cité, pour leur demander s’ils voulaient m’inviter à faire des intérieurs. Et depuis ce moment j’ai compris que je pouvais peindre des intérieurs. Tout ce parcours est une sorte de réflexion sur ce que serait la dimension du « local », lié à l’« intime » et j’ai la sensation qu’il y a là une frontière. Jean-François Chevrier, à propos du travail de Marc Pataut, parle d’intimité territoriale, mais je préfère local à territorial. Cela me permet de préciser l’importance du travail sur les proportions, de travailler sur le seuil entre intérieur et extérieur… L’année dernière je trouvai cette phrase sur les murs de la maison de Freud à Vienne : « Dwelling – then as now – is not a private activity but also a social set-up that allows us to learn and test social behavior » Pour reprendre ta question je dirais que ce mouvement dans le travail est permanent, pas linéaire, ce mouvement est un ralenti. Le livre que j’ai fait pour la rue des Pyrénées avait déjà intégré beaucoup de ces éléments. Aussi paradoxal que cela puisse paraître ma référence majeure ne vient pas de la peinture, mais de la photographie, et d’un intérêt qui s’est précisé pour l’œuvre d’Eugène Atget. Par exemple : comment, dans ses photos, des passants ou des personnes dans leur activité sont non pas portraiturés mais s’intègrent aux images comme accidentellement ? 1. Le fait qu’il a laissé entrer des personnages dans ses photos. Que l’on peut ou doit le relier avec son expérience d’acteur, avant d’être photographe. Donc il les a intégrés comme des acteurs – acteurs de leurs propres rôles – dans leurs métiers. 2. Que ce que l’on remarque dans ses vues c’est sa capacité à sélectionner ses motifs et à cadrer par conséquent. Donc selon mes calculs ces deux aspects se complètent remarquablement : d’une part il n’a pas forcément besoin de personnages dans ses photos, d’autre part leur présence est possible parce que ce sont de vrais acteurs de leur vie propre. Ses images sont le fruit de la sélection plus que de la composition narrative, mais il y a un indice d’une dimension temporelle et vécue.

* Lana Damergi est diplômée en droit et termine son master en d’histoire de l’art à l’université de Fribourg (Suisse). Spécialisée en histoire de l’art contemporain, elle rédige actuellement un mémoire sur les échanges entre la scène artistique du sud de la France et celles de Düsseldorf et Cologne dans les années 1990, dans lequel l’étude du travail d’Yves Bélorgey occupe une grande place.

Furia, par Violette Astier

À qui veut…

Le 03/12/18, par Violette Astier.

À propos de FÚRIA, mis en scène par Lia Rodrigues, dansé et créé en étroite collaboration par : Leonardo Nunes, Felipe Vian, Clara Cavalcanti, Carolina Repetto, Valentina Fittipaldi, Andrey Silva, Karoll Silva, Larissa Lima, Ricardo Xavier (théâtre national de Chaillot, 30 nov.-7 déc.)

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Francisco de Goya, Los Desastres de la Guerra, n°39, Grande hazaña! con muertos!, 1810-1815. Gouache, gravure, pointe sèche sur papier, 15,6 x 20,8 cm, Museo del Prado.

 

« Ce qui s’est produit hier soir au théâtre Chaillot n’était pas un spectacle de danse mais la mise en corps du cortège de l’immondice, le grand retour des reines noires assassinées, poudrées et parées pour la vengeance.

Le sol est vivant. Dans le sillage d’un porteur de drapeau (GREVE), un gros tas d’ordures amoncelées dans un coin de l’espace, s’anime, et amorce une lente ascension cassée. Des groupes et des êtres se distinguent, ils se remettent d’une violente cuite.

Une rumeur croissante, approche la troupe invisible des chevaux décapités et contremaîtres stériles, bruits sourds de sabots claquant au sol et claquements de langue, cadence du travail esclave. OCO CAVALO LOCO. On les entend parcourir les vastes terres volées. Le son de la cavalcade ne cessera plus de rythmer la longue succession des apparitions nocturnes.

Un clochard, les yeux rivés au sol, traîne à ses pieds un gros nuage échoué. Somptueuse, une petite tour de manège rouge le précède. C’est là qu’il commence à prendre forme le vilain cortège. La gaité féroce illumine de l’intérieur ces figures naissantes. Sur le visage d’une petite diablesse se fige l’affreux rictus moqueur : yeux écarquillés sans pupilles, touffe de cheveux noirs rugueux, de nature BOMBRIL pour vous ripper la face. Les globes oculaires sont des dents et le féminin de GOYA est GOIABA. Il est venu ici pour partager sa haine le vieux maître sourd (avec les couleurs de sa jeunesse).

Il n’y a ni danse ni danseurs, Béatrice est une multitude noire.

Les visions se succèdent : sexes béants, viols, supplices. Méthodiques, jouissives et répétées mises à mort : QUI A TUÉ MARIELLE FRANCO ? disent chacun de ces gestes.

ALE C. TO TI SIPH ONÉ MÉG È RE, roulent leurs yeux diaboliques, fières furies à dos de mulets, tour à tour dominatrices et suppliciées. Cirque magnifique et violent d’enfants furieux. Chairs rousses, culs cambrés, têtes chevalines, danse de tables de cuisine et cuisses peintes pour Ku Klux Kan Kan. Antéros aux seins bleus. Les dents de dragons sont des pétards qui explosent joyeusement sur le sol stérile. Passe Sa Majesté, femme de manège à la couronne-balai, sur son valet de chambre, porteur indigne ; puis un petit général qui empoigne sa jument par les cheveux. Un homme pris dans un filet s’agite désespérément, le piège est l’aura de son âme prisonnière.
Les cercles de l’enfer, les bracelets à la cheville du prostitué en transe. La Ménine torse nue, dans une robe d’apparat noire en sac poubelle, tourne et tourne, hautaine, autour des corps malades d’inquiétude, pris de folie, ne pouvant plus s’arrêter de vibrer, de trembler :

QUI A TUÉ MARIELLE FRANCO ?

Plus vous nous écraserez et plus nos corps renaîtront forts beaux luisants. Nous sommes tenaces et immortels comme la race des cafards et des comètes.

Tout s’incorpore, tout se digère et même la haine abjecte de l’ennemi. Nous nous transformerons pour l’accueillir. Nous nous referons encore et encore et avec nous la terre.

La ménine fait sa ronde autour du vide, on n’entend plus que le frottement de la robe royale contre le sol.

Silence maintenant pour un suicidé. Il est sa propre potence, Francisco de Golado. Le noir sans visage invente une langue entre deux morts, la crache, langue rapiécée de trous badours, vulgaire et majestueuse. »

Henrik Olesen, par Adrien Malcor

À qui veut…

Le 02/08/18, par Adrien Malcor.

« Mettez un tigre dans votre corps-machine. » Deux ou trois réflexions sur l’exposition parisienne d’Henrik Olesen (6 or 7 new works, galerie Chantal Crousel)

Ce jour de mai j’entre galerie Chantal Crousel accompagné de trois amis artistes : il s’est avéré bon de pouvoir discuter dans l’exposition, la première d’Henrik Olesen à Paris. Il apparaît vite en effet que nous sommes entrés dans une exposition, et non dans une installation ou un quelconque display marchand comme un peu partout ailleurs ce jour-là dans le Marais.

Je la décris vite, en donnant les titres. On voit réparties dans la plus grande salle six tables de bureau sur lesquelles sont disposées et collées de petites boîtes d’emballage peintes à la main (Hand-painted surfaces) : beaucoup de boîtes de médicaments, plus ou moins connus (je ne sais pas ce qu’un pharmacien pourrait repérer, et je n’ai pas cherché les psychotropes), mais aussi des packs de lait, entre autres emballages alimentaires, et quelques boîtes d’objets (j’ai vu des stylos Pilot). Toutes sont peintes par facettes, plus ou moins complètement, d’une à trois couleurs souvent vives et acides, sans logique apparente. Sur trois des murs sont fixés avec des équerres une dizaine de parallélépipèdes de verre de formes variées, sortes d’aquariums assez sales et rayés, disposés en longueur, parfois par paires (As yet untitled). Au fond à droite, Breakfast packaging, quatre boîtes aplaties de céréales Frosties de Kellog’s (Frosties, c’est le tigre). Au coin à gauche un bâton scindé – une des signatures d’Olesen – intitulé Anthropocene monument.

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De l’autre côté (à droite en entrant), une plus petite salle contient deux boîtes en verre peintes en noir, opaques : les Depression. Dans le couloir adjacent, deux grandes toiles peintes d’un mystérieux bleu turquoise clair et recouvertes d’impressions contrecollées viennent introduire la batterie théorico-littéraire de l’artiste (Wallpaper, big et Wallpaper, small). Des feuilles d’arbre scannées, juxtaposées comme sur des planches d’herbier, relient portraits photographiques et couvertures de livres et de magazines. Il y a une délicate mise en abyme (les images-feuilles de papier « cueillies » et étalées comme des feuilles d’arbres), une analogie entre portraits et couvertures (en surimpression souvent, avec jeux de matières et de couleurs) et surtout une volupté et une légèreté toutes picturales. La plupart des références sont à vrai dire assez attendues : icônes gay (Brad Davis), figures du panthéon homo-intellectuel (ou leurs livres), classiques de la science-fiction (les prix Hugo d’Ursula Le Guin, auteure en odeur de sainteté aujourd’hui ; Dhalgren du sulfureux mais célèbre Samuel R. Delany)… C’est là le point faible de l’artiste, à moins qu’il ne se propose aussi d’enregistrer des modes intellectuelles, ou que nous n’ayons pas trouvé la clé du montage. Enfin, il y a quelques exceptions : les portraits des poètes René Crevel (dont Olesen a adapté Monsieur Couteau et mademoiselle Fourchette) et Roger Gilbert-Lecomte, peu lus aujourd’hui…

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L’expo reste assez sèche et il faut vite partir à la recherche d’indices. L’artiste en a disséminé ou laissé déposer dans les boîtes de verre : ici le mot « ARM » (« bras », en anglais comme en danois) écrit sur un bout de sparadrap, là un ticket de caisse froissé… Ces traces, comme le geste de peinture ou l’état du verre, disent la présence-absence d’un corps vivant, quotidien. Olesen travaille un de ses grands sujets : la recomposition d’un corps décomposé, qu’il pense souvent comme celle d’un volume éclaté en plans (Hand-painted surfaces – surfaces et non volumes). La poétique du corps-boîte (Antonin Artaud) est ici aplatie dans le quotidien du corps industrialisé contemporain (biochimique). Un jeu d’oppositions simples (opacité/transparence, vide/plein, surface/volume, contenant/contenu, substance/idée…) déploie l’espace mental ad hoc, où se répercutent les questions.

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Les deux « papiers peints » n’expliquent a priori pas grand-chose, mais ils répètent la partition et l’orientation de l’espace. C’est une exposition en longueur, et un sens finit par s’en dégager, ou plutôt un axe interprétatif : avec à un bout les boîtes noires et à l’autre les boîtes de Frosties, elle se polarise, disons, entre dépression hermétique et santé standardisée. Mais cet axe paraît moins critique qu’existentiel, et ne court-circuite pas les lignes de fuite associatives. Anthropocene monument introduit le temps géologique, la perspective globale et la verticale (l’humain, anthropos). Peinte aux couleurs du tigre, cette antistatue nous rappelle peut-être que l’individu industriel (domestiqué) est désormais, au même titre que les ex-superprédateurs qu’il a exterminés et qui le fascinent, une espèce menacée.

On a vu la tête de Foucault sur le grand Wallpaper et on peut bien sûr penser à Mike Kelley, qui avant Olesen avait lié biopouvoir et constructivisme (ou élémentarisme). Mais il n’y a pas parodie, ni même fiction, et l’exposition n’est pas un décor. D’où une densité énigmatique spéciale, que la relative simplicité du système associatif vient étoffer, et non dissiper. De plus, quand Kelley s’explique et cite abondamment, Olesen ne nous donne pas, comme on dit, tous les éléments. Un galeriste disponible, intéressé et intéressant – tout est encore possible – nous apprend par exemple que l’artiste s’est renseigné sur ce qui fut la croisade anti-masturbation de John Harvey Kellogg, médecin américain fondateur de la firme Kellog’s : le rituel du petit déjeuner en famille devait enrayer l’onanisme infantile. Le regardeur peut l’ignorer, et se contenter de noter qu’il y a justesse à singulariser ainsi ces boîtes de céréales : ne sont-elles pas, de toutes les boîtes d’emballage industrielles, celles que nous avons le plus regardées ?

Nous apprenons d’ailleurs – autre info du galeriste – qu’Olesen a travaillé dans la salle à dissocier ses boîtes peintes de l’idée de geste enfantin, qui aurait indûment « réchauffé » l’exposition. Il y est très bien arrivé, et on vérifie son tact. Là encore, sur l’enfance, la différence avec Kelley est intéressante : Olesen n’historicise pas et ne psychologise pas (il ne joue pas comme Kelley du lien abstraction/refoulement). La logique citationnelle des Wallpapers s’interrompt dans les objets ; tout au plus la galerie de portraits renforce-t-elle le je-ne-sais-quoi de lyrisme toxique qui imprègne l’exposition. Si les boîtes de verre évoquent immédiatement Paul Thek, les problèmes du (post)minimalisme ne viennent pas à la suite. Le regardeur est contraint à penser formellement, mais l’expo n’a rien de formaliste ni d’antiformaliste. Jean-François Chevrier a bien vu que la veine « antiplastique » d’Olesen passait par une logique « infraconstructive » : comme si le bricolage de l’identité n’avait même plus ses briques de base. La couleur est un marqueur vague : « couleur mentale », charte privée, signalétique d’états d’âme…

Un pas est franchi, peut-être. Sans soutien des utopies ou des primitivismes, les grandes pensées constructives du XXe siècle se décantent. Un artiste en retient le strict nécessaire, qui hante (c’est-à-dire anime) son conceptualisme à l’os, fait main, pour aujourd’hui. Le rapport à l’histoire est intense mais non didactique. Il y a là une percée stimulante – et rassurante – pour les amateurs d’art moderne que nous sommes. Je sortais moi-même d’une décevante plongée dans la littérature française contemporaine et je respirais : nous avons décidément besoin de l’art, des objets, de ces espaces raréfiés dont il faut encore se demander à quelles régions de l’esprit ils s’abouchent.

On peut se dire pour l’instant qu’Olesen a atteint une sorte d’onde quantique qui le porte simultanément : 1) aux frontières de l’humain, voire du vivant (Turing comme homme-machine du futur) ; 2) à la pointe du processus de civilisation occidental, pointe sur laquelle l’individu surautonomisé s’effile ; 3) sur le front militant de la subculture gay. Posthumain, individu atomique-atomisé ou gay revendicatif : le regardeur ne peut régler la focale, qui est ici affaire d’échelles et non de rôles. L’artiste a tout à la fois dédramatisé, universalisé et « communautarisé » le projet d’Artaud, la reconstruction du corps-boîte. Le rectum est-il une tombe ? se demandait un autre lecteur d’Artaud, Leo Bersani. Tous des corps sans organes ? Tous des Artaud sans mythe – si ce n’est celui, apocalyptique, de notre autonomie individuelle, de notre puissance d’autocréation.

Je relis le texte d’Ariane Müller proposé aux visiteurs. L’auteure y passe du mot allemand ticht aux nombres transcendants : elle est peut-être partie de l’indétermination numérique – 6 or 7 – du titre de l’expo. L’approche est absurdement oblique, d’autant que le regardeur, s’il a un peu de mémoire visuelle, peut faire ici une hypothèse autrement solide et féconde. Nous mettrons nous-mêmes quelques mois à rapporter les Hand-painted surfaces au dernier plan de Deux ou trois choses que je sais d’elle (Godard, 1967), où l’on voit des boîtes d’emballage (produits ménagers et paquets de cigarettes surtout) disposées sur une pelouse en une sorte de maquette de ville nouvelle. Il ne serait pas si surprenant qu’Olesen, en France, ait voulu passer d’Apollinaire et Schwitters à Godard, il le serait un peu plus de voir l’artiste intégrer et chiffrer ainsi le motif urbain (et le cinéma, ou la prostitution). Toujours est-il que nous pouvons, à notre tour, ajouter une couche : entre le corps-machine et le corps-monde, il y a le corps-ville. Ce vertige des échelles définit l’Anthropocène, c’est aussi – déjà – le sujet de Deux ou trois choses…, d’où la maquette. La voix off qui accompagne cette ultime image vient confirmer l’enjeu, en nous rappelant au passage que les firmes du tigre sont toutes plus dangereuses les unes que les autres : « J’écoute la publicité sur mon transistor. Grâce à E… S… S… O, je pars tranquille sur la route du rêve et j’oublie le reste, j’oublie Hiroshima, j’oublie Auschwitz, j’oublie Budapest, j’oublie le Vietnam, j’oublie le Smig, j’oublie la crise du logement, j’oublie la famine aux Indes. J’ai tout oublié, sauf que, puisqu’on me ramène à zéro, c’est de là qu’il faudra repartir. »

Adrien Malcor (RADO)

Photographies de l’exposition : Maxence Rifflet (RADO)
Ci-dessous : Hand-painted surfaces ; photogramme du dernier plan du film de Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) ; et photo de tournage.

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Flamenco, par Sandra Alvarez de Toledo et Urbain Gonzalez

À qui veut…

Le 28/08/15, par Urbain Gonzalez et Sandra Alvarez de Toledo.

Extrait d’un film de Lennart Olson, Flamenco, encuentros con los gitanos españoles, 1962 (Biblioteca Nacional de Suecia).

Action (praxis), par Urbain Gonzalez

À qui veut…

Le 10/10/14, par Urbain Gonzalez.

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Action (praxis) de Dimitris Kordalis, Athènes, mars 2014.
Photographies: Urbain Gonzalez.

Pour désigner ce type d’événement, Dimitris Kordalis emploie le mot grec praxis, qui a autant le sens d’« action » que de « pratique » ; ici, l’action politique (geste produisant du discours) est liée à la pratique d’un territoire (rapport intime d’un corps à un lieu).

À qui veut, par Sandra Alvarez de Toledo

À qui veut…

Le 01/07/14, par Sandra Alvarez de Toledo.

Comme à toute formule qui vient à l’esprit sans qu’on y pense, on y repense.
« À qui veut ! » résonne à mes oreilles comme « une bouteille à la mer ».
Et de bouteille à la mer il en est question dans le texte d’Ossip Mandelstam,
« De l’interlocuteur », que m’a fait connaître Claude Mouchard.

« De l’interlocuteur » commence ainsi : 
« Dites – qu’est-ce qui chez le fou produit sur nous la plus forte impression de folie ? Les pupilles agrandies, sans expression, qui ne fixent sur rien et demeurent vides ? Les discours insensés parce que lors même qu’il s’adresse à vous l’insensé ne tient pas compte de vous et de votre existence, comme s’il ne voulait rien en savoir, et ne s’intéresse nullement à vous ? Nous avons surtout peur de cette horrible et totale indifférence qu’un aliéné nous témoigne. Rien de plus terrible pour un homme qu’un autre homme qui ne se soucie absolument pas de lui. »

Fernand Deligny, à propos de Janmari, l’enfant autiste qui déterre les sources et vibre aux éclats de l’eau – demande :
« lui/ne s’y mettait pas dans l’eau/ il regardait/ et nous y avons pensé/ puisque d’autre/ il n’y en avait pas/pour lui/ comment faire/ pour nous faire eau/ à ses yeux » ?

Question de regard, question d’adresse, d’interlocuteur.

Revenons à la bouteille à la mer.
Mandelstam :
«  Tout homme a des amis. Pourquoi le poète ne s’adresserait-il pas à des amis, à des gens qui lui seraient proches d’une façon naturelle ? A la minute critique, le navigateur jette dans l’océan une bouteille cachetée qui enferme son nom et les relations de son sort. Des années plus tard, errant par les dunes je la trouve dans le sable, lis la lettre, apprends la date de l’événement, la dernière volonté du disparu. J’en avais le droit. Je n’ai pas décacheté une lettre adressée à un autre. La lettre cachetée dans la bouteille est adressée à qui la trouve. Je l’ai trouvée. C’est donc moi qui suis son mystérieux destinataire. » (De la poésie, traduit par Christian Mouze, éditions La Barque, 2013). 

(La limite entre destinataire et interlocuteur se brouille).

« À qui veut ! » serait cette bouteille à la mer. Libre à celui qui la trouve d’en faire ce qu’il veut, d’y répondre ou pas. À qui voudra lire, donc, mais aussi à qui voudra écrire, donner des images, des citations, des montages, quoi que ce soit que L’Arachnéen se donne le privilège de retenir, ou pas, dans sa toile (le site n’est pas interactif). Ceux qui veulent donner quelque chose écriront à : editions.arachneen@free.fr

Pour commencer, donc : une bouteille à la mer. Un très petit tombeau pour un immense artiste, Mike Kelley, qui s’est donné la mort le 31 janvier 2012. Deux photographies prises dans son atelier durant l’été 1991, à Los Angeles.

Lui : réservé, réticent. Dans l’atelier : tous ses plus beaux dessins noirs de l’époque et le début des stuffed animals. L’Arachnéen se fait l’honneur d’ouvrir son « À qui veut ! »par ces images, d’associer son nom à cette œuvre comme à un diapason. 

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Un très fort regret, cependant : celui d’avoir manqué l’exposition du Stedelijk Museum
(15 déc 2012- 1 avril 2013) qui s’est ouverte sans lui, et dont celle du Musée national d’art moderne (2 mai-5 août 2013) était un très modeste avatar. Le catalogue du Stedelijk s’achève avec cet entretien, conduit par Eva Meyer-Hermann et enregistré le 7 novembre 2011 dans son atelier de Los Angeles, et revu aux deux tiers par Mike Kelley. 
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Autre note, autre hommage, autre disparu rayonnant. À l’occasion de la visite de l’exposition Formas Biograficas (organisée par Jean-François Chevrier et Élia Pijollet au Museo Reina Sofia à Madrid), revu il y a quelques mois au Prado les peintures de la Quinta del sordo de Goya. Debout parmi les touristes, à côté de soi, on croit voir Sigmar Polke regardant les peintures noires ; apparaissent alors, à côté d’Asmodée (Vision fantastique ou Asmodée), tel triptyque (Ohne Titel, 1982), dont les figures penchées di sotto in su sont les fantômes de celles des fresques de Goya de la coupole de l’église de San Antonio de Florida… 

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De retour de San Antonio, nous avions rejoint la foule de la « Manifestation pour la dignité » marchant en provenance de toute l’Espagne vers la place Atocha. Côté Nouvel, trois gardes interdisaient l’entrée du Museo Reina Sofia. Côté Calle de Santa Isabel, la place était envahie. Penchés aux fenêtres des étages supérieurs, les visiteurs-spectateurs du Musée assistaient à l’abri aux mouvements de foule, recevant (peut-être) les échos affaiblis des percussions de ceux qui avaient marché et demandaient un logement, du travail, et du pain.

Salut à vous, Anka et Isabela, Marc et Chantal, Adrien, compagnons de ces jours !

À vous et « à qui veut ! » 

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