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Sur la page ouverte d’un atlas, par Emmanuel Fouché

À qui veut…

 

Le 18/05/20, par Emmanuel Fouché

Sur la page ouverte d’un atlas

Le 15 avril 2020, un bateau de pêche ramenait 56 personnes qui avaient quitté le territoire Libyen sur une embarcation de fortune partie cinq jours plus tôt, 56 personnes, hommes, femmes, et enfants, reconduits au centre de détention Taril Al-Sikka, en Libye. Dans ce centre de détention, un jeune somalien s’était immolé par le feu en 2018 [1], il y était détenu depuis neuf mois, n’avait aucune perspective de sortie ou de fuite. Il était pris dans les accords de 2016 qui entérinaient une collaboration accrue entre les garde-côtes libyens et Frontex, cette araignée de fer qui circonscrit les frontières de l’obscurité [2].

Un article [3] édifiant paru sur le site en ligne Alarmphone détaille le parcours de cette embarcation. Frontex connaissait la position de détresse de ces gens, elle a choisi de fermer les yeux sur la mer quatre jours durant et de les laisser aller à leur sort. Douze personnes en sont mortes, quelques-unes en essayant de rejoindre à la nage un cargo qui se tenait non loin de là, d’autres de faim et de soif, à même la dérive. Mais ce grincement macabre dans l’éthique de la mer ne s’est pas arrêté là. Les survivants, eux, ont été ramenés dans ce pays en guerre qu’ils étaient parvenus à quitter, pays déchiré entre les troupes du maréchal Haftar proche du régime syrien et russe, et le Gouvernement d’union nationale à Tripoli soutenu par la Turquie et l’UE. Pays dans lequel l’Europe là aussi joue sa partition d’obscurcissement. Cette Europe lustrale fière de ses 75 dernières années de paix a permis que l’on renvoie ces gens dans un régime de terreur où les civils sont matière à chantage, viol et marchandisation. Comme en 2011, alors que près de 800.000 exilés tentaient de fuir le pays soumis à d’intenses combats, beaucoup choisiront la traversée périlleuse. Ils n’auront certes pas le choix. L’Europe participe à ce conflit en mobilisant ses frontières extérieures, en maintenant l’illusion d’une guerre sans la guerre qui ne produirait pas l’exode, une guerre abstraite de sa réalité profonde, suspendue à des causes sans effets. Pour cela, elle n’a d’autres choix que de créer localement (les fameux hotspots) les conditions d’une impossible advenue du monde, et de ses responsabilités. Face à la guerre, on ne saurait employer d’autres moyens que ceux de la guerre, et c’est pourquoi certains pays recourent à du mercenariat. Quelques jours plus tard, en effet, une enquête du New York Times nous apprenait que Malte avait engagé des chalutiers privés pour repousser les embarcations de réfugiés. Il ne faut plus être surpris.

Las, nous n’invoquerons pas le respect du droit international, ni les Conventions de Genève, mais nous rappellerons les paroles de Robert Fico, l’ancien premier ministre slovaque, paroles tenues lors de l’inauguration de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, le 6 octobre 2016 : « Avec la mise en place de ce corps européen de garde-frontières, nous créons une nouvelle réalité à nos frontières extérieures [4] ». Les paroles des intervenants qui suivaient appartenaient toutes au registre de la guerre. La question est donc posée à partir d’un plan de bataille destiné à produire la « réalité ». C’est contre cette réalité que cette embarcation est venue se fracasser, et non contre la part d’errements et de chaos présents dans tout groupe et toute structure, et qui peut aussi produire des drames plus hasardeux. Le « réalisme » qui est à chaque fois invoqué par ces officiels n’est pas celui d’une description qui viendrait objectiver un ensemble de faits relatifs à la complexité du monde contemporain, mais bien la production d’une réalité martiale dont nous connaissons les cibles et les victimes. En 2011 encore, une embarcation de même type avait dérivé dans la Méditerranée neuf jours durant sous les pales des hélicoptères, à proximité des forces militaires françaises engagées en Libye qui patrouillaient dans ces eaux-là, et malgré les appels de détresse répétées, 63 des 72 occupants avaient trouvé la mort. Une plainte contre X fut déposée par les survivants. Mais combien y en a-t-il eu depuis ? La guerre se lit aussi dans les marges qu’elle dessine autour d’elle, hors la vision positiviste et forclose des terrains militaires et des combats, qui ne constitueront jamais à eux seuls l’horizon des événements où la lumière des faits – et des conséquences de la guerre – disparaissent. À partir de cette logique d’invisibilisation, l’UE a même pensé trouver la parade en reléguant dans l’outre-monde les plateformes de tri, en sous-traitant le droit d’asile directement sur place, en Afrique du Nord notamment, c’est dire que ses fantasmes de toute-puissance ne connaissent pas de frontière. L’idée est la suivante : envoyer des agents de l’OFPRA sur le terrain (imaginons 5 secondes la tête du voyage) pour qu’ils puissent se livrer in situ au tri entre les aspirants. Bien sûr, ces derniers seraient forcément pris dans un dispositif d’enferment, donc déjà suspects, et coupables, voués à l’élection ou au refoulement. L’enjeu est d’intégrer le plus tôt possible, presque conjointement au départ et à la fuite de celui ou celle qui se lance dans l’exil, et dans le détail du corps, l’emprise d’une violence contradictoire, d’un pouvoir de contrôle. Le cauchemar technologique d’un dispositif capable d’anticiper la fuite même de l’individu cherchant à échapper à sa situation, à son danger, c’est ce que nous appelons frontières. Dans ce contexte, les frontières n’ont pas à être défendues même a minima depuis le modèle régulateur de la peau [5], ou autres balivernes anhistoriques car on a jamais vu la peau mordre ou mutiler quelqu’un.

Il y a donc cette réalité : le 15 avril 2020, 56 personnes furent ramenées près du sort de ce jeune somalien qui avait mis le feu à son corps, en pleine offensive du GNA.

Terminus : exiler, bannir.

Il se considère comme réaliste, mais personne ne l’est moins que lui [6].

Sécurité, et Humanisme. Ainsi ces hotspots pour enfants nommés « welcome center », ces « zones de transit » qui placent les mineurs entre le mur de la frontière hongroise et l’impossibilité de s’en retourner par la Serbie sans voir leur demande d’asile immédiatement rejetée. Mur de pierre et mur de papier ligués contre l’enfance, enfance traitée avec les méthodes de l’antiterrorisme, jetée dans des conteneurs en métal plus de jours encore que la terre ne met à tourner autour du soleil, « enfance volée » [7], qui, sur décision administrative, se voit brutalement plongée dans l’âge adulte à quinze ou seize ans pour soulager les quotas et la perversion des juges. Il est frappant de voir que ces conteneurs inventés pour le transport international des marchandises, ces biens libres comme l’air, qui ont plus voyagé que Christophe Colomb et Magellan réunis, servent aussi à visser des humains sur les frontières, à les fixer dans une traversée immobile de l’enfer administratif européen. Zone sécurisée, zone de détention, hotspots, ce chapelet d’euphémismes ne cache plus la réalité d’une zone militarisée où l’ennemi est combattu avec les armes de l’oubli, du froid, et de l’attente reconduite éternellement, mais aussi par un laisser-faire favorable à la prolifération des sévices : viol, faim, soif, clanisme, en résumé, les stricts mots de la guerre. Certains rêvent d’une force armée européenne : elle existe déjà. Faut-il attendre que ce gens soient bombardés au chlore ou au phosphore pour que l’on intègre ce lexique pourtant bien à la mode ? On pourra toujours relativiser, relativiser à même la peau des uns et des autres, on peut relativiser jusqu’à ne plus voir que le jour dans la nuit, on peut relativiser jusqu’à trouver le vide, le rien, le néant, au cœur de toute chose et de toute blessure.

Dans Carte Blanche, L’État contre les étrangers, la juriste Karine Parrot traversait, études et travail de terrain à l’appui, ce triste rideau sémantique en rappelant les basses œuvres des pays en question, capables de tout pour éviter d’accueillir ces populations jugées surnuméraires :
« Avec Mouammar Kadhafi à sa tête, la Libye a longtemps été un “partenaire” privilégié de l’Italie – puis de l’Union européenne – dans la lutte contre l’immigration irrégulière. Après plusieurs accords techniques demeurés secrets en violation du droit constitutionnel italien, celui du 30 août 2008 divulgué par la presse prévoit notamment un contrôle des frontières libyennes géré par des sociétés italiennes “en possession des compétences technologiques nécessaires” et financé à 50/50 par l’Italie et l’Union européenne. À partir des années 2000, la Libye a ainsi monnayé le bouclage de ses côtes méditerranéennes devenues la principale voie d’accès à l’Europe depuis le Sud. Contre de grosses sommes d’argent, elle a autorisé les européens à patrouiller sur ses frontières, construit des camps pour enfermer les exilé.e.s, et récupéré sans broncher ceux que l’Europe lui renvoyait » [8].

Karine Parrot montre ensuite comment ce scénario s’est prolongé dans l’accord conclu entre l’UE et Erdogan en 2016 et qui visait au maintien des populations syriennes en Turquie. Il y avait le feu aux frontières : il aurait fallu se livrer à d’habiles contorsions pour considérer les Syriens comme des « migrants économiques » et les rejeter à la terre, sauf à se glisser en plein jour dans les habits de l’extrême-droite. Bien sûr, il serait facile de ramener l’ensemble des pays européens dans un même orchestre qui jouerait cette partition de mort à l’unisson, sans considérer les particularismes des politiques nationales, mais force est de constater, à mesure que ces drames se répètent, qu’il y a des mécanismes concertés qui en favorisent la production. S’Il y a de la déliaison dans la liaison, il y a aussi – c’est un regret – de l’inopérance dans le fait d’en appeler chaque fois au droit international, droit doublé sur sa droite par des États hors-la-loi qui réaffirment leur puissance dans cet écart même. Il n’y a pas d’attente béate à avoir face à la justice, rarement juste, et rarement juste à temps, mais le feu nourri sur les droits de l’homme favorise actuellement le renforcement réciproque du néolibéralisme et du nationalisme fort, si bien accommodés – « cette mauvaise manière de croire qu’on en a pas » dont parlait Simone Weil dans ses Cahiers à propos des droits est en passe de devenir la règle.

De cette manière, l’Europe accomplit sa « disparition » en logeant son fonctionnement dans une logique de marché qui est à la « communauté » ce que le sel à est la limace : une soude particulièrement corrosive. Comme le rappellent Julie Lacroix (et Jean-Yves Pranchère) dans un entretien sur la question des droits humains [9], ce processus de dégradation n’est pas qu’une muraille hissée sur les frontières extérieures : « le silence assourdissant de l’UE sur les violations de libertés en Hongrie ou en Pologne montre que l’on peut désormais violer les principes de l’ État de droit au sein même de l’UE sans qu’il n’y ait de mesures de rétorsion ». Ainsi, se dessine une ère de droits libres de droits pour des franges entières de populations lâchées dans le vide.

Tout ceux qui ont cheminé un temps soit peu avec les réfugiés dans le dédale administratif ont bien connu cette impression de pénétrer dans un monde sans foi ni loi, un monde de titans, situé bien haut sur la montagne, délivrés de la contingence humaine. La parenté du « jeu et de la juridiction [10] » est bien connue, aussi il est vrai que ça triche beaucoup, que le jeu est profondément idiot, que les stratégies sont pauvres, qu’il s’agit de jeter les dés au bon moment dans la bonne auge de bronze, et surtout, gagner du temps à partir d’une situation quasiment toujours en tout point défavorable ; reconnaissons alors que le jeu ne tient plus ici qu’à sa valeur formelle, d’autant que l’angoisse sur les visages nous rappelle ce qu’il peut en être de la fin de partie.

Restent ces drames insupportables, ce qu’on ne peut pas, ce que nous ne voulons pas imaginer, et ces politiques phosphorescentes qui se détachent de cette obscurité plus construite que native, et qui irradient le crime, encerclent et capturent en se détournant, et organisent par-là même le mouroir d’une « culture » fixée dans ses retranchements. Cette Europe qui a pu dériver jusque dans le désert syrien oriental, bordé par les rives de l’Euphrate, ou une colonie macédonienne en – 300 av. J.-C avait légué ce nom à ce qui n’est plus maintenant que monticules de terre criblés par les ans, et murailles endormies : la Doura-Europos, Doura, la « forteresse » adjointe plus tardivement à cet Europos, comme par anticipation.

Méfie toi, ça ne tient à rien, la culture, une mince pellicule fragilement posée sur un fond solide de barbarie [11].

Cette embarcation est venue se perdre en Europe, en proie à un mal-monde. Toutes les autorités mises en cause dans ce nouveau désastre humanitaire ont prétexté du covid19 pour justifier l’injustifiable. Le virus est le nouveau mot de passe, la causalité manquante à un désengagement actif qui sème la mort là où elle était déjà massivement présente hier. Ces États qui peuvent commettre des crimes « sans ressentir la solitude accablante des criminels » comme l’écrivait Imre Kertész dans son Journal de galère.

Du point de vue des nations, cette disparition de douze personnes n’était qu’un renfoncement de plus dans le visage grêlé de la mer ; une minorité de trajectoires individuelles dilapidées par La question que les États leur rabat sur le corps.

Ces gens qui pour la plupart tentent de quitter la folie de leur pays se trouvent pris dans les mannes d’une expérience infernale où tout est fait pour qu’ils revivent sans cesse ce délitement, cet état morbide, cette unique et trop réelle impossibilité de s’en sortir. Nous ne disons pas qu’il existe en Europe un complot pour laisser mourir des groupes préalablement définis, mais force est de constater qu’un jeu d’emboîtement particulièrement efficace existe entre les dictatures lointaines et les démocraties proches pour empêcher les gens d’exister. Quand le formalisme des dictatures imprègne le buvard de l’Europe…

Tout est fait pour que la pluralité des relations que les pays nouent entre eux ne versent plus que dans la symétrie entre « le marché et la guerre » comme l’écrivait Achille Mbembe [12]. C’est cette absence de monde que nous reconnaissons dans ces images journalistiques mutilées ou coupées qui ne montrent que des foules à nu livrées à la charité ou au rejet, bref aux fantasmes d’un côté et à la réalité invivable de l’autre. Ces masses de gens démis de toute entité juridique et livrés directement aux mains de la police. Police aussi des images, qui, dans leur feuilletage temporel, contribue à fixer des stéréotypes qui savent si bien alimenter la fiction d’une communauté pure libre de choisir ses sujets. On remarque à ce propos, puisque nous aimons les « légendes », comme bon nombre de ces illustrations de presse ne correspondent à la réalité décrite que par les hotspots d’une imagerie fascisante, écrasant le caractère individuel de chaque drame dans le fantasme de l’un, infiniment reconductible : on utilise une photographie d’un drame passé en lieu et place de celui évoqué dans l’actualité décrite. C’est bien qu’on considère qu’une fatalité s’est introduite dans la courbe du temps. Cette fatalité est un des noms du racisme.

Edward Saïd avait déjà montré comment l’Asie, dans Les Perses d’Eschyle, « parle grâce à l’imagination de l’Europe ». Celle-ci est dépeinte comme victorieuse de l’Asie, cet « autre monde hostile, au-delà des mers. À l’Asie sont attribués les sentiments du vide, de la perte et du désastre » [13].

Nous pourrions croire que ce vieux paradigme de l’altérité volée a toujours cours, que l’Europe manipule le corps inventé de l’Orient et de l’Afrique, où tout n’est que blessure, désastre, guerre, donc habitus et habitude du désastre, absence de souffrance, donc négation de la souffrance. L’Europe chrétienne gouvernée par la production d’une « ignorance » complexe, qui n’est même plus capable – fort heureusement – de constituer la moindre rédemption pour son corps plurimillénaire. Ça serait tomber dans des généralisations néfastes et oublier que bon nombre de nos ami.e.s venant de ces continents sont parmi nous, avec nous et que leur histoire dégringole dans la nôtre au point de brouiller ou de nouer les « nous et eux » : c’est à ce jeu-là que nous aimons, que nous voulons nous livrer.

Néanmoins, Frontex, c’est le cauchemar de cette Europe labile qui resurgit armée comme à la guerre. Frontex dédramatise la relation proche/lointain qui nous assimilait à l’Afrique et et au Moyen-Orient au profit d’une désintégration technocratique des lieux mués en espace de la mort anonyme. Frontex, c’est la dérive unilatérale, non consentie, de la thanatopolitique des continents. Et tant que Frontex aura la main sur l’Europe, les cadavres continueront de s’échouer sur les côtes de Djerba.

Puisque personne ne le voit, il peut commettre n’importe quel méfait sans être puni [14].

Un général guatémaltèque avait l’habitude de donner cet ordre à propos des captifs dont on ignorait la culpabilité : « Tuez-les, on vérifiera après ». Les « gardiens » de l’UE disent : laissez-les mourir, personne ne vérifiera ensuite. Ils savent que l’invisibilité de ces procédures de sauvetage, l’invisibilité qui rayonne dans le mot de migrant, et en dernier lieu, l’invisibilité de notre actualité sans cesse démise et reformée par le flux des informations, produit l’invisibilité globale et l’amnésie volontaire qui fait trou noir dans la description de la réalité, et donc dans du tolérable qui pourrait se muer en intolérable. On tolère mieux l’invisible, par définition. Mais nous serons alors toujours hantés par ces fantômes qui gouvernent aussi les vivants.

Démocratie immunitaire [15] de Roberto Esposito, paru en 2008 en Italie, nous paraît si bien inséré dans le temps présent qu’il produit une inquiétante étrangeté. Sa thèse d’une intégration par les démocraties modernes d’une volonté immunitaire est devenue matière courante. Cette volonté est profondément contraire au lexique de la communauté. Elle s’y oppose, en tant que l’immunis est le caractère de ce qui est exonéré d’une quelconque obligation par rapport à l’autre, « et qui peut donc garder intègre sa substance de sujet propriétaire de soi-même », contrairement à la charge de la loi et du don présente dans le munus de la communauté. L’auteur nous prévient que l’on ne peut pas substituer ces deux termes chronologiquement, en les distribuant tour à tour dans un régime progressiste ou réactionnaire, mais rappelle au contraire leur co-implication.

En affirmant l’opposition frontale entre l’immunité et la communauté, l’espace public devient le lieu où les êtres humains entrent en relation les uns avec les autres à partir de leur dissociation, de leur distanciation, selon « le paradigme hobbesien de l’ordre ».
Esposito évoque les thèses de Plessner opposant la communauté à la logique immunitaire du « jeu démocratique » : « Dans un monde où les individus à risque s’affrontent dans une compétition dont l’enjeu est le pouvoir et le prestige, la seule façon d’éviter des catastrophes, c’est d’établir entre eux une distance suffisante pour que chacun soit immunisé par rapport à tous les autres. Contre toute tentation communautaire, la sphère publique est ce lieu où ce qui met les hommes en relation, c’est leur séparation même. D’où la nécessité de stratégies et d’appareils de contrôle permettant aux hommes de vivre “côte à côte” sans se toucher ; c’est-à-dire d’élargir la sphère de l’autosuffisance individuelle, en utilisant des “masques” ou des “armures” qui les protègent du contact de l’autre, qu’ils refusent et qu’ils jugent dangereux. » Nous sommes frappés comme la métaphore passée rejoint la littéralité du présent, frappés par la manière dont ce paradigme sécuritaire devient peu à peu la peau ou la lèpre d’une époque ou d’un cycle, frappés par la réduction du « commun » à sa « sphère intérieure », ou pire encore, son dévoiement en « nouveaux particularismes » emmurés dans des identités froides. Les hotspots, les zones d’attente et de transit, ne sont que les émissaires de ce que nous pourrions appeler l’Immunité européenne, nouvelle citadelle amarrée au désert. Est-il, ne serait-ce qu’un temps, imaginable et possible, d’inverser cette tendance ? Comment traverser l’immunité pour rejoindre ce seul monde que nous avons en commun ?

***

D’une frontière l’autre, le 15 avril, les troupes d’Assad rompaient une fois de plus la trêve internationale en bombardant des villages du sud d’Idleb, et les drones israéliens violaient l’espace aérien libanais pour frapper un officiel du Hezbollah.

We Exist, un réseau de 25 organisations de la société civile syrienne présentes en Europe et dans les pays limitrophes de la Syrie, a produit un long rapport relatant avec précision les effets du virus sur la situation des Syriens, qu’ils vivent dans les zones contrôlées par le régime, dans les camps massés à la frontière turque, ou dans les camps libanais. Ces quelques éléments que nous donnerons s’inscrivent dans la continuité d’un texte paru sur le site GuitiNews le 6 mai 2020, et qui donne un aperçu vertigineux de la situation sanitaire sur place. Si le virus semble relativement bien contenu pour l’instant, son appréhension du point de vue des populations éreintées par neuf années de guerre et livrées au cynisme des mécanismes de protection internationale permet d’entrevoir un nouvel affaissement de la réalité.

Il n’y a pas de liberté sur cette terre [16]

Dans un pays où « tout porte le nom du président » comme le dit le jeune Amir dans Le fil de nos vies brisées [17], il n’est pas étonnant de voir que les autorités du pays ont cherché à inscrire le virus dans le champ tragico-politique du « bacharland ». C’est la pâle fiction, redondante, amère, des dictatures : celle qui ment sur le nombre de contaminés, manipule les chiffres, emprisonne les voix qui débordent le cours du récit sanitaire légitime, bref, musèle tout ce qui pourrait contrevenir à la qaoumiyé, le récit héroïque de la dynastie Assad, ce bloc de marbre tâché du sang de 500.000 personnes. Évidemment, il serait comique d’attendre quoi que ce soit d’un pays qui a organisé la mise à mort d’une partie de sa population, du point de vue du soin et de la prévention médicale. Après avoir détruit 64 % des hôpitaux, réduit en poussière plus de la moitié des centres de premiers secours, et occasionné le départ de 70 % du personnel médical, ne peuvent rester debout que la propagande et la peur de voir perdre ce qui reste de soutiens dans la population. Une médecine en lambeaux réservée à une élite décadente [18] et meurtrière, dans un pays à l’agonie, voilà à quoi le virus pourrait mesurer son potentiel de transmission.

Alors que le temps des moissons arrive, que l’air chargé de poussière augmente les pathologies respiratoires, que la population habituée à prendre des médicaments lourds a vu sa santé durablement éprouvée et fragilisée, l’auto-organisation, comme toujours, a pu suppléer aux carences. Mais toutes les initiatives locales sont visées par le régime, en tant que forme de sédition : à Lattakié, la jeunesse mobilisée pour anticiper la catastrophe a été réprimée par les forces de sécurité.

Comme ce rapport nous l’apprend, sachant que 80% du salaire d’un travailleur informel passe dans l’achat de produits de première nécessité, qu’une journée de 12/h ramène un salaire équivalent à 1,10 euros, on se doute bien que la pharmacie n’est pas prioritaire dans l’économie des familles les plus pauvres. Pire encore, et en vertu du principe selon lequel le diable se loge dans le détail, beaucoup de gens malades ont peur de dévoiler leur symptôme de peur d’être réprimés. Un appel à la délation a d’ailleurs été organisé publiquement par le régime : « Si vous connaissez une personne qui montre les symptômes, informez les installations sanitaires les plus proches. Pour les protéger. Pour protéger votre pays. [19] » Cette menace à peine voilée – qui correspond à l’éternel rictus de mort de la Sécurité Intérieure – est collée sur une image qui montre une chambre d’hôpital « tout confort », image pieuse, hallucinatoire, plus glaçante encore que ce défilé ininterrompu de documents vus ces dernières années, ces chambres d’hôpitaux inlassablement laminées par les bombardements. Il s’agit d’une course : diffuser la peur plus vite que ne le virus ne se diffusera lui-même. C’est avec cet État meurtrier que l’OMS collabore, refusant de travailler avec les régions, et légitimant par là le couteau au dépend de la victime. Une occasion manquée dans la construction d’un rapport inédit entre le singulier et le mondial.

Cette étude, au détour de quelques témoignages, met à nu le délitement psychique caractéristique de ceux à qui l’on ne peut demander un nouveau sursaut, un nouvel élan protecteur, quand quasiment toutes les limites de la destruction ont été franchies sans que personne ne s’en soit ému : « Les gens sont tellement désespérés et ont enduré de si terribles traumatismes qu’ils ne sont pas sensibles à la crise du virus. Pour eux, c’est juste une autre manière de mourir » Ou encore : « Nous mourrons de toute façon, si ce n’est du coronavirus, cela se fera par le froid, la faim, les bombes. Le virus n’est qu’un moyen de plus de mourir ». Un reportage d’Arte [20] montrant l’action préventive de l’ONG Violet dans les camps, rapportait les propos de l’une de ses membres : « Certains pensent que c’est dieu qui a envoyé le coronavirus pour les soulager de toutes ces souffrances », c’est le retour de ce dieu qui protège les hommes en les protégeant des hommes. Cette asthénie apparente signe la continuité d’une expérience de la destruction, sa circularité transversale. En miroir, ces paroles obsédantes du ministre de la santé Nizar Yaziji, qui résumait la stratégie du gouvernement pour lutter contre le virus : « Je voudrais assurer à tous les Syriens, en pleine crise du virus, que l’armée Arabe Syrienne a nettoyé le sol syrien de tous ses germes », phrase qui signe l’accomplissement d’un processus de nettoyage ethnique érigé en modèle de l’auto-immunité de groupe. Les guerres d’extermination sont marquées par la biologisation du lexique qui n’assimile pas un groupe à une bactérie, mais qui la produit comme telle [21].

Pour dire à quel point l’Assadie a su si bien visser la mort dans les esprits, et faire de son pays un grand vautour aux aguets passant le col des frontières, nous lisons dans ce rapport un fait particulièrement significatif. Il s’agit de la grande peur qui a pu courir chez certains réfugiés syriens au Liban : peur de se voir reconduit de force en Syrie dans le cas d’une contamination par le virus, bien que les tests et les traitements s’appliquent, paraît-il, sans discrimination. On préfère échapper à ces tests qui pourraient conduire à la déportation. Plutôt mourir de ça que mourir là-bas, plutôt mourir que mourir. À Akkar, mu par cette angoisse des plus légitimes, un patient contaminé a préféré quitter sa chambre de soin. Il a été ensuite rattrapé et conduit à l’hôpital de Beyrouth.

Ceux qui s’improvisent diplomates, qui professent qu’un retour au pays des Syriens en exil sera envisageable à partir du moment où Assad aura récupéré l’entièreté de son territoire, devraient s’informer de cette peur-là, et de toutes les peurs, et de cette vie qui résiste, depuis le fond, et qui témoigne de cet humain infatigable. De cet humain qui traverse les murs, et qui rêve aussi la frontière.

***

« Et encore des jours et des jours interminables sur le bateau immobile. Un mot mystérieusement chuchoté : “quarantaine”, qui devait donner une explication à cette situation d’impasse, à ce statu quo qui assombrissait le visage des adultes. » Ces phrases nous les lisons dans un texte méconnu de la poétesse Kumiko Muraoka, Mémoires d’une somnambule [22], un texte qui bouillonne comme la surface des flots, dont le geste inaugural est l’ouverture d’un atlas sur la ville d’Harbin. Nous sommes ramenés au temps de l’« État des 5 nations ». Le Mandchoukouo, c’est cette médaille de terre gagnée par l’empire du Japon sur la Chine, un pays resté en enfance (1932-1945), qui fut aboli par les soviétiques, un État « fantoche » qui n’était reconnu par personne, ou presque. La poétesse est fille de ce pays perdu. Depuis cette mémoire hantée par l’exil et prenant la forme du rêve, elle s’entremet dans le souvenir d’Harbin avec la célérité de la lumière, épousant la vision qui la sépare d’elle-même. C’est par l’espace qu’elle devait sortir de cette prime enfance, en 1946, alors qu’un bateau ramenait les mandchous-japonais dans l’empire du Soleil Levant, ce pays rouillé pour qui elle n’éprouvait que « rancune », « peur » et « révolte ». À bonne distance des côtes, le navire qui déchire le tissu du temps, est soumis à un confinement en règle. Les passagers sont pris dans un sas de l’histoire, sur une mer vue comme le « palimpseste de l’espace, de la distance, du temps », telle la mémoire…

Dotée de cette force-enfant [23] bien figurable dans le film que Chris Marker lui a adressé [24], ce texte déploie l’énergie spécifique d’Harbin, modèle d’une vie cosmopolite, une Babel en papier de riz, comestible, une ville primitive, utopique et violente, une « interminable succession de spectacles », un carnaval sans carême, un « brouhaha » des langues : « Les rues de Harbin avaient deux noms : le nom russe et le nom chinois. Et ce nom chinois, les Japonais le prononçaient à la japonaise. Ils avaient accès à l’écriture chinoise introduite au Japon quinze siècles plus tôt. Ils pouvaient lire et comprendre le sens la plupart du temps, mais ils prononçaient souvent si différemment que cela faisait comme trois noms pour chaque rue. (…) Tchourine, le grand magasin russe se trouvait au croisement de Guishu gaï et de Daitchoku gaï, mais pour les chinois il se trouvait au croisement de Yizhou jie et de Dazhi jie, et pour les Russes, celle de Novotorgovaïa oulitsa et Bolchoï prospekt. » C’est depuis le fond de cette ville enfouie que ressurgit le modèle reconnaissable de la ville moderne, faite d’une langue-mosaïque percluse de mots comme de petits clous rares, fixés ici dans le bois du texte. C’est une langue ouverte au comique de situation, ce comique qui peut-être nous fait un peu plus défaut que les autres, quand on finit par se situer dans les rets d’une seule langue qui accapare toutes les situations, et qui n’aboutit plus – en fin de règne, à bout de souffle – qu’à sa propre coquille.

À l’instar de cette maison de poupées japonaise en shoji dans laquelle Kumiko se glisse pour la première fois avec l’appréhension des géants, où la poudre du soleil ne pénètre pas, où elle mesure comme « l’espace a été renversé », le fil des Parques qui déroule ce texte est noué autour d’un vide primitif, d’un rapt, d’un espace « incroyablement précaire, sans axe, sans repère, sans mur », qui n’est pas celui de la communauté perdue telle la maison invivable, mais peut-être le rayonnement fossile de toute communauté, dont la mémoire-somnambule produit les vibrations. « Contre quoi m’appuyer ? contre le vide ? » Question qui montre la chute ou le suspens, mais aussi la motilité de la poétesse élevée dans la culture de l’exil, et dont la part d’idéalisation qui lui est indissociable peut être comprise à l’aide de cette formule antique : « les aveugles ont oublié leur ténèbres et les bossus leur bosse », puisqu’il en va de retrouvailles avec un corps perdu.

Nous nous prenons à rêver avec elle depuis cette fosse des langues, et dans le nœud d’une tradition vieille comme Héraclite qui nous montre que l’on peut être unis par la distinction et la pluralité, quand on a rompu l’enchantement de l’un avec le sortilège de l’autre ; cette différence qui ne s’énonce pas dans « le langage universalisant du pouvoir » [25], mais dans le tissu vivant de la cosmopolis ; en pensant aussi, qu’il en allait de l’enfance d’un pays fauchée en plein vol, dans ses premiers balbutiements, condition pour passer du royaume au chant, à la poésie.

Écoutons-la encore un peu formuler le matériau de la fuite :

« Nous étions perpétuellement environnés des langues des autres, différentes de la nôtre et différentes aussi les unes des autres. Oui, à Harbin, il y avait dans l’air de perpétuels bruissements de plusieurs langues : différents sons, différentes tonalités, différentes mélodies. Nous les entendions, nous les respirions, nous les vivions, nous évoluions à travers ces langues, ces musiques, les musiques du quotidien. Nous comprenions ces langues que nous ne comprenions pas. Nous parlions ces langues que nous ne parlions pas. La langue parsemée de mots pris à toutes les langues, à tous les peuples, à toutes les sources, à toutes les imaginations ; la langue sortie d’une tête que l’on s’était creusée (le derniers recours !), une langue d’ignorance effrontée, pétrie de tous les ingrédients imaginables et possibles, une langue hybride, anarchique, chaotique, langue badigeonnée à outrance de couleurs, d’accents, de mélodies inattendues. Désastreuse ! Mais elle circulait, s’envolait comme des milliers de papillons bariolés, hardis, joyeux, insouciants. Elle désignait, elle indiquait, elle négociait, marchandait, et elle obtenait tout ce dont elle avait besoin. Elle dégotait même l’introuvable. »

Peut-être faut-il se garder de confondre le pays perdu avec celui de l’enfance, ou de la communauté, mais pour se donner la possibilité de « dégoter l’introuvable », comme par un voyage autour de soi qui a pu, à un moment, recouper celui d’un voyage dans le monde, encore fallait-il avoir pu trouver refuge quelque part, d’avoir pu déchirer la frontière, en rêvant sur les cartes.

 

Notes

[1] https://www.infomigrants.net/fr/post/12951/desespere-un-migrant-somalien-detenu-en-libye-s-immole-par-le-feu
[2] Dans Exterminez toutes ces brutes ! un voyage à la source des génocides, Les Arènes, 2007, Sven Lindqvist rappelle que « le mot « Europe » vient d’un mot sémitique qui signifie précisément « obscurité ».
[3] https://alarmphone.org/en/2020/04/16/twelve-deaths-and-a-secret-push-back-to-libya/
[4] https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/10/06/launch-ebcg-agency/
[5] Cette analogie est devenue un lieu-commun. Régis Debray en fait l’armature conceptuelle de son Éloge des frontières, Gallimard, 2013.
[6] Stig Dagerman, Automne allemand, Actes Sud, 1980.
[7] https://www.mediapart.fr/journal/international/110520/migrants-au-pays-d-orban-ces-prisons-maternelles-remplies-d-enfants
[8] Karine Parrot, Carte Blanche. L’État contre les étrangers, La Fabrique éditions, p.72.
[9] https://esprit.presse.fr/article/jean-yves-pranchere-et-justine-lacroix/pour-une-politique-de-l-egaliberte-entretien-39479
[10] Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction du jeu, Gallimard, 1951.
[11] Mouloud Mammeri, L’opium et le bâton, La Découverte, 1992.
[12] Achille Mbembe, Politique de l’inimitié, La Découverte, 2016
[13] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1978.
[14] Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes !, op. cit.
[15] Roberto Esposito, Communauté, Immunité, biopolitique, Les Prairies ordinaires, p. 95.
[16] Orwa Al Mokdad, 300 Miles, 2016, 95 minutes.
[17] Cecile Hennion, Le Fil de nos vies brisées, Points, 2020
[18] https://www.liberation.fr/planete/2020/04/25/cadeau-a-27-millions-d-euros-pour-asma-al-assad-scandale-en-syrie-apres-des-accusations-russes_1786315 Peut-on se demander ce qu’un criminel de masse peut bien trouver dans le tableau de David Hockney ? L’idéal d’un monde sans témoin, où les guerres ne sont que des bigger splash à peine plus réelles que ces jets laiteux vaguement électriques ? Ou plus simplement le désir d’intégrer ce que la bourgeoisie inculte produit comme modèle d’appartenance à partir de quelques fétiches, ce qui ne peut-être regardé au-delà de quelques secondes, l’irregardable…En tout cas, le marché est bien ce milieu de vie où peut se déployer ce type de relations barbares.
[19] www.sana.sy
[20] https://www.arte.tv/fr/videos/097002-000-A/syrie-idleb-la-course-contre-l-epidemie/
[21] On se souvient d’un passage du grand poème Holocaust de Reznikoff où les nazis nommaient « chien » le déporté et « homme » leur chien.
[22] Nous pouvons lire ce texte en ligne : https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2001_num_73_2_6722
[23] Nous volons cette formule à Pasolini.
[24] Le Mystère Koumiko, 1965, 46 minutes. En réalité, c’est elle qui a offert ce film à Marker.
[25] Ne crois pas avoir de droits. La librairie des femmes de Milan, La Tempête, 2017.