Haut

Béliers, par Florian Fouché et Adrien Malcor

À qui veut…

Le 31/05/19, par Florian Fouché et Adrien Malcor

À l’occasion d’un chantier de restauration des boiseries de l’église d’Ahun et de l’abbaye de Moutier-d’Ahun (Creuse), La Métive et la DRAC Nouvelle-Aquitaine ont invité Florian Fouché à mener un projet artistique avec les élèves de la classe de CM2 de l’école d’Ahun (trois séquences d’une semaine chacune). L’expérience s’est conclue par l’exposition Béliers, présentée à La Métive du 3 au 14 mai 2019. Florian Fouché s’est entretenu avec Adrien Malcor le soir de l’ouverture, dans l’exposition.

Adrien Malcor : Comme c’est joli, Moutier-d’Ahun. Nous sommes à La Métive, devant les Béliers que tu as faits avec les enfants d’Ahun. Tu m’as fait venir en me disant qu’il s’était passé quelque chose…

Florian Fouché : Oui, une restauration puis une destruction, imaginées par des enfants.

AM : Raconte.

FF : La Métive m’a invité à faire un atelier avec des élèves de CM2 de l’école d’Ahun, à l’occasion de la restauration des boiseries de l’abbaye bénédictine. Il se trouve que l’atelier a commencé le 3 décembre de l’année dernière, deux jours après la grande manifestation des Gilets jaunes et la « bataille » des Champs-Élysées. Moi j’arrivais de Paris avec l’idée de proposer aux élèves de faire eux-mêmes une restauration du portail de l’abbaye, très connu dans la région pour ses niches vides (rires). Mais, comme tu sais, les enfants parlent en travaillant et le sujet des émeutes parisiennes est vite apparu. Ils avaient vu et revu à la télé les « dégradations » de l’Arc de Triomphe, et ils s’adressaient à moi comme si j’y avais assisté. J’ai fait le rapport avec le destin de l’abbaye, et, pendant la deuxième semaine de travail, en février, j’ai proposé aux enfants d’imaginer ce qui avait pu se passer dans cette abbaye pendant la Révolution. D’où l’idée des béliers, qui a permis aussi de sortir de l’échelle individuelle des niches. Moi, c’est ça que je voulais, faire faire de la sculpture collectivement, à des échelles qui dépassent un peu leurs corps d’enfants. On pouvait articuler des formes et un récit simple, celui de ce moment supposé de destruction. Des groupes se sont constitués, qui devaient travailler à une forme (de bélier). Au fond, je leur ai proposé de jouer à la guerre, même si, je crois, le mot n’est jamais apparu pendant l’atelier. Je voulais faire en sorte qu’ils se décalent par rapport à l’actualité médiatique, à ces images qui tournaient en boucle, en s’appropriant localement l’Histoire.

FF_02

FF_3

FF_6

FF_7

FF_8

AM. On a utilisé des béliers dans l’abbaye à la Révolution ?

FF : En fait, c’est surtout pendant les guerres de religion, à la fin du seizième siècle – en 1591, je crois –, que la destruction a été la plus importante, liée à une bataille entre un groupe de la Sainte Ligue et l’armée d’Henri IV. Mais on ne sait pas quand et comment les statues ont disparu des niches. Je me suis dit que cette vacance pouvait stimuler l’imagination des enfants. Voilà, il y a ces enfants de la campagne qui sont sensibles à une violence plus ou moins lointaine et très dramatisée par les médias, et puis ces vestiges, avec une destruction patrimonialisée, pacifiée. La nef détruite de l’abbaye est aujourd’hui un joli jardin. C’est joli, Moutier-d’Ahun.

AM : Très. Quand je suis arrivé tout à l’heure, les enfants étaient en train de présenter leurs sculptures installées dans le portail. Il y avait ce rapport visuel immédiat : c’était des enfants d’aujourd’hui, avec des vêtements multicolores, et ils se détachaient sur la roche tout comme leurs sculptures peintes. Chaque enfant a indiqué la statuette dont il était l’auteur, en la nommant. Le rapport s’est individualisé. Je trouve du coup que vous auriez pu formaliser la petite procession, de l’église au lieu d’exposition, quand ils ont rapporté leurs objets, chacun le sien.

FF_09

FF : Tu as raison, mais je ne savais pas que les enfants viendraient aussi nombreux, en dehors du temps scolaire. Ce que nous avons mis en scène, c’est l’usage des béliers sur la place de l’abbaye. Tu as vu les photos. C’était la première fois que j’utilisais un grand-angle, comme un photojournaliste.

AM : Oui, les photos montrent que les grandes sculptures sont en fait des accessoires, des faux béliers. Comment s’est passé l’accrochage, puisque tu l’as fait avec les enfants ?

FF : Je ne l’ai pas fait avec les enfants. Les enfants ont fait des plans. Je voulais voir ce qu’ils avaient en tête si je leur parlais d’exposition. J’ai regardé leurs plans, c’était intéressant, mais j’ai fait à ma façon (rires).

AM : Et donc ?

FF : J’ai ajouté quelques éléments, avec ce que j’ai trouvé sur place. J’ai surélevé un des béliers avec un bidon d’huile de moteur et une paire de bottes fortifiées avec des bouteilles de jus de pomme vides, si tu veux tout savoir. Et puis ces deux exemplaires de La Montagne de l’hiver dernier, qui titrent « Ça bloque encore ».

AM : Je les trouve importantes, ces bottes. C’est une façon de rappeler la mise en scène devant l’abbaye, de dire l’accessoire de théâtre, et ça donne une échelle pour tous les béliers, qui sont aussi des déguisements, des armures, ou des corps transformés. Il y a une mise en scène dans l’espace : les béliers sont « en formation », tous perpendiculaires aux murs, face aux fenêtres. Tu sais à quoi ça me fait penser ? Aux Fous du volant de Hanna et Barbera.

FF : Voilà. On est juste après le départ, on est tout juste sorti des starting-blocks.

AM : Ça fait longtemps que ça t’intéresse, la sculpture qui attaque le mur, qui pourrait passer à travers.

FF : Dans le Tronc de la révolution, il y a aussi une autre direction : l’angle fait qu’elle semble ployer sous son propre poids. C’est pour ça que le tréteau était nécessaire…

AM : Là où « ça bloque encore ».

FF : Là où « ça bloque encore encore » !

FF_15

FF_17

FF_18

FF_20

AM : Parle-moi de la surface de ce Tronc. Je trouve l’ornementation assez belle, mais très abstraite pour du dessin d’enfant.

FF : Bon, c’est clairement l’objet le plus dirigé. Ça se voit, non ? (Rires.) Je leur ai proposé de souligner les facettes, les ombres portées, et de s’inspirer de la graphie qui couvre les cartons blancs. J’ai aussi attiré leur attention sur les troncs des bouleaux qu’on voyait par la fenêtre de la salle d’arts plastiques.

AM : Les couleurs vives dominent dans tous les autres objets.

FF : Oui, j’ai simplement voulu qu’on préserve le matériau brut sur un objet au moins. Je leur ai dit et répété que le carton avait une belle couleur, lui aussi !

AM : Et ces constructions suspendues…

FF : Ah, je sens que tu me suspectes d’avoir encore donné des consignes constructivistes, mais pas du tout. C’est un groupe de trois enfants qui n’avaient pas réussi à se mettre d’accord sur une idée. Quand je suis venu les voir, ils avaient l’air défaits. Je leur ai simplement demandé de quoi ils avaient envie, et ils m’ont montré la visseuse. Alors je leur ai donné des planches et ils ont vissé, ils ont fait chacun un assemblage, ou plutôt ils se sont entraidés pour se faire un assemblage chacun. Ils se les accrochaient au corps, ils passaient leurs têtes, leurs bras à travers. Un des enfants, un garçon, voulait faire une flèche, il a fait une flèche. Le deuxième garçon a d’abord fait une sorte de collier, puis il a peu à peu ajouté des planches. Ces deux-là avaient l’habitude de bricoler. La fille a fait cet objet plus ramassé, centripète. La spatialisation montre ces différences, je crois.

AM : Les statuettes en carton peint sont elles aussi assez « construites », plutôt par plans.

FF : Tu remarques, on a vraiment fait avec les matériaux types de l’art à l’école, des matériaux de recyclage : carton, papier journal, bois, colle et peinture. C’est tout ce que je m’étais interdit dans mes précédents ateliers. Cette fois je voulais tester l’hypothèse de la « toutité » de Iliazd et Ledentu, l’idée que l’on peut utiliser et combiner toutes les formes d’art connues dans le passé.
Alors les statuettes sont un peu cubistes, oui. Elles sont faites pour les niches, mais elles s’intègrent mal au portail, aux frises en haut-relief du tympan. Au début, je trouvais que ça ne marchait pas du tout. En tout cas, ça ne se fond pas. Mais le décalage permet de voir autrement le travail de la pierre.

AM : Tu as mis les photos de l’attaque du portail sur les portes de l’espace d’exposition, un peu en vrac. Je n’aurais pas fait comme ça.

FF : C’est un parti pris. Il n’y avait pas l’espace pour les confronter vraiment aux sculptures, selon moi. Elles sont restées sur le seuil. Ce sont les enfants qui les ont collées sur les portes.

AM : Tu n’as pas imaginé une projection, par exemple ?

FF : Si, mais j’y ai renoncé, peut-être à tort. Aujourd’hui je la « vois » mieux : la course, le cinéma… Après, ça ne me dérange pas que ça bouge moins. Tu as entendu, quand j’ai pris la parole après le maire, j’ai rappelé la définition de la sculpture par Beuys : une « action statique ».

AM : Ce n’est pas une définition très originale si on ne sait pas ce que Beuys entend par « action ». J’aurais dû faire la remarque tout à l’heure, on aurait peut-être pu parler de sculpture sociale… Pour revenir à l’activité, le bélier, ça a suscité des choses dans les paroles des enfants ?

FF : Plus ou moins. Des histoires de superhéros surtout. Quant à la sculpture sociale, ça reste pour moi l’idée que « le changement viendra de l’art ». Une école, c’est un bon milieu pour commencer. Je ne suis pas un superhéros politique comme Beuys. Et quand tout le monde devenait militant, Beuys n’a jamais arrêté de faire de l’art. L’action de la sculpture, c’est aussi ça.

AM : En regardant ce bélier-là, où il y a des trous pour les têtes, je repensais à ce que je lisais cet après-midi, un texte de Jean-Claude Schmitt, le médiéviste, sur ce que les folkloristes appellent la « danse des chevaux-jupons ». Au Moyen Âge, un certain jour du printemps, les jeunes gens se glissaient dans des costumes de chevaux, et mimaient des sortes de tournois de chevaliers dans les cimetières et les églises ; ça ne plaisait pas beaucoup à l’Église, qui a dû requalifier ces danses comme des profanations, en détournant la structure du rite sous-jacent. Les prêtres racontaient que Dieu avait foudroyé le chef des jeunes, ou bien ouvert les enfers sous ses pieds, mais ils réinterprétaient la descente dans le monde souterrain, qui était le vrai sens, initiatique, des chevaux-jupons. Mike Kelley a d’ailleurs fait des spectacles comme ça, avec des costumes de chevaux, à la Judson Church notamment.

FF : J’y pensais en t’écoutant. Je suis sûr que Kelley a pu avoir vent du folklore dont tu parles. C’est le genre de choses qui l’intéressent, les rites d’initiation et les contre-mythes de la culture officielle.

AM : Schmitt rappelle que c’est un rite de printemps, donc de renaissance, donc une danse des morts. Pour peu qu’on projette ce terreau folklorique sur votre atelier, je me demande comment ça pourrait croiser tes intérêts, disons muséographiques, autour de la vie et de la mort des objets, tout ce que tu as trouvé au musée du Paysan roumain. Tu restes timide sur ces questions culturelles et magiques. Je ne suis pas certain que vos allusions, ici, aux révoltes en cours fassent vraiment récit. Tu t’apprêtes à travailler sur Deligny, tu ne pourras pas esquiver la question de la « légende ».

FF : J’ai plutôt pensé en termes de « coïncidences », pour employer un autre mot de Deligny. Coïncidences ou tout simplement événement : rappelle-toi ce 1er décembre ! J’ai été marqué par l’événement, et par ce qui a suivi au moment où je menais cet atelier.

AM : C’est un contexte, oui. Un mot sur La Métive, pour ceux qui ne sont pas avec nous ?

FF : C’est un ancien moulin, aujourd’hui une résidence de création et un centre culturel très polyvalent, important à la fois pour les artistes qui viennent d’un peu partout et pour les habitants des villages alentour. Ce n’est pas un centre d’art contemporain. On ne montre pas les sculptures dans une « salle d’exposition ». Ça a ses avantages, dans la vie du bâtiment. Cette salle, on doit la traverser pour aller à la bibliothèque.

AM : Et trébucher sur ces clefs anglaises ?

FF : En février, j’ai rêvé de ces deux clefs anglaises. C’est mon commentaire onirique de l’exposition, dans l’exposition.

AM : C’est une « clef » pour comprendre le rapport à ton propre travail ?

FF : Oh je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que mon travail sur les matériaux s’est asséché depuis quelques années, et que, là, les enfants ont fait ce que je ne me permets pas dans mon atelier. Comment on trouve des idées avec les enfants ? Parfois on apporte ce qu’on ne veut pas ou plus faire seul. Au fond, le Tronc de la révolution, je leur ai un peu « commandé ». J’en avais eu l’idée il y a quelque temps. On pourrait dire que la sculpture est de moi, fabriquée par eux, avec leur complicité, pas forcément avec leur assentiment, car ils étaient quand même un peu frustrés par le coloris. Est-ce que c’est du travail déguisé ? Je ne suis pas Charles Ray, qui fait sculpter son arbre au Japon… Bon, je plaisante, mais je ne mens pas quand je dis que je n’aurais pas fait cet objet sans eux. En tout cas, c’est le plus fort de l’exposition et on explose le cadre, ça n’est pas de l’art enfantin, je compte le montrer ailleurs.
Après, j’aime beaucoup ces Cornes diaboliques aussi, que je n’ai pas « dirigées ». J’y vois des choses qu’ils ne voient pas. Voilà, je me pose la question : un artiste dans mon genre, est-ce qu’il travaille avec les enfants pour exorciser ses propres tendances au maniérisme ? Je me demande comment j’influence moi-même le travail des enfants, même involontairement.

AM : Ce sont pour une part des questions psychologiques, mais elles se posent, oui. Par ailleurs, tu connais mon critère : a-t-on respecté l’« animation groupale indéterminée » ?

FF : Tu sais, c’était d’abord une sorte de test sur la vie des formes, sur la mémoire des formes. Les enfants ont commencé par observer les boiseries de Simon Bouer, qui sont exceptionnelles : au-delà de la fantaisie baroque et du contexte religieux, il y a toutes ces figures complètement énigmatiques qui les ont beaucoup frappés. Je voulais ensuite qu’ils puissent apporter leurs propres références. Je leur ai laissé la place pour cela, je crois. Je me suis contenté de leur donner les outils, disons, de l’assemblage, et j’ai attendu de voir quel type de figuration allait en sortir. Les colonnes torses, le lutrin aux lions, le christ biface, l’atlante, les têtes sous les stalles : comment ces motifs allaient resurgir dans une production faite avec des matériaux et des outils qui n’ont rien à voir avec la taille directe ? Au même moment, il y avait à Paris la grande exposition sur le cubisme, mais je ne leur en ai pas parlé, ni d’art contemporain d’ailleurs. Je voulais voir comment la migration des formes allait opérer, et j’estime aujourd’hui qu’elle a bien eu lieu, qu’il y a eu hybridation avec leur propre monde, leurs propres références. On le voit bien dans leurs titres : L’Escalier infini, Chat-sirène, Speederman – avec deux e, comme speed