Proust-Descriptif-Extraits

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20 €

LIVRE-AUTEUR

128 pages
24 images couleur
Format : 23,5×16,5 cm
ISBN : 978-2-9529302-2-2
Date de parution : avril 2009

Lettre inédite de Marcel Proust

Aquarelles, gravures
et daguerréotypes de Venise
de John Ruskin

Note de l’éditeur

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Télécharger quelques doubles-pages du chapitre intitulé
« John Ruskin. Aquarelles, gravures et daguerréotypes de Venise ».

Extrait 1
Jean-François Chevrier, Proust et la photographie

« J’ai imaginé une fiction : À la recherche du temps perdu raconte une vocation de photographe autant qu’une vocation d’écrivain. C’est la découverte progressive des pouvoirs de la photographie comme œuvre de mémoire.
Regarder, enregistrer, inscrire, reproduire, imiter, révéler, imaginer sont pour moi les sept clés de l’imaginaire photographique. Pour les besoins du livre, d’une construction circulaire, Proust inverse fréquemment les termes, anticipe. Son récit suppose dès l’origine la possession de la vérité finale.
Une collection de souvenirs, comme un album de photographies, ne peut faire un roman. Il fallait pour construire la Recherche un point d’appui plus ferme : la révélation de la mémoire involontaire. Dès 1909 Proust s’est enfermé dans son œuvre, dans l’architecture encore presque vide de son roman, qu’il ne va plus cesser jusqu’à sa mort de remplir.
Je vois dans cette entreprise un modèle pour les photographes, parce que parfaitement romanesque. Je veux bien croire qu’il se fera encore des œuvres comme celles de Robert Doisneau, « par inadvertance ». Mais je dois constater que la pratique de la photographie exige aujourd’hui de la part du photographe une singulière conscience de ses fins et de ses moyens.
Cette nécessaire recherche d’un système et d’une méthode n’enlèvera aucune liberté au spectateur. C’est encore ce que nous enseigne Proust. Si la rigoureuse construction de l’ouvrage exige du lecteur une perception complète, son inachèvement, sa prolifération incessante en autorisent une lecture fragmentaire et un libre usage. « L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : “mon lecteur”. En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même ».

[…]

Il m’a toujours semblé très significatif que le dernier fragment de Jean Santeuil, qui préfigure le célèbre épisode de la Recherche où par un effet caractérisé de la mémoire involontaire, l’audition d’une sonate de Vinteuil fait resurgir dans l’esprit de Swann la lointaine période de ses premières relations avec Odette de Crécy, que ce dernier fragment s’achève sur cette phrase : « Et la photographie de tout cela avait pris sa place dans les archives de sa mémoire, des archives si vastes que dans la plus grande partie il n’irait jamais regarder, à moins d’un hasard qui les fît rouvrir, comme avait été cet accroc du pianiste ce soir-là ».
« La photographie de tout cela », c’est l’enregistrement complet du passé dans la mémoire, restitué par le hasard, quand on pouvait le croire perdu.
Quant à la formule « les archives de la mémoire », Proust la doit à Baudelaire. Dans le texte « Le public moderne et la photographie » du Salon de 1859, Baudelaire assignait sa place à la photographie, pour mieux la distinguer de l’art, en écrivant : « Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie ». Baudelaire parlait d’archives publiques, Proust d’archives privées. En parlant de la photographie en général comme d’un procédé de reproduction, Baudelaire définit l’appareil photographique, l’outil, comme un auxiliaire mécanique de la mémoire. Proust apporte un élément d’analyse supplémentaire en introduisant la dimension temporelle, ou événementielle. L’appareil n’est plus un outil de reproduction mais d’enregistrement.

[…]

Proust ne croit pas à la suffisance de l’instant. Une collection d’impressions ne fait pas un roman. Tout détail auquel s’accroche la mémoire, volontaire ou involontaire – ici la distinction ne joue pas – est disproportionné. Et l’œuvre a précisément pour finalité de réduire cette disproportion, d’élever l’instant à une dimension universelle. « Rien ne m’est plus étranger, écrit-il à une amie, que de chercher dans la sensation immédiate, à plus forte raison dans la réalisation matérielle, la présence du bonheur. »
L’intérêt véritable que trouve Marcel à rendre visite à Mme de Luxembourg est disproportionné avec l’importance sociale du personnage, avec la splendeur de son hôtel particulier, puisque ce sont des souvenirs de Combray et de la modeste maison familiale qu’il se plaît à y retrouver, peut-être seulement transposés dans un registre majeur. (II, 750 / III, 147) Mais cette transposition est encore mêlée aux prestiges du « monde ». Elle donnera toute sa valeur au voyage à Venise, où l’art et non plus la grandeur sociale magnifie les souvenirs de Combray.
Proust fait donc de la disproportion et de la résolution de la disproportion le sujet même de la Recherche, de l’attention pour les détails la matière d’une œuvre monumentale, des motifs et motivations intimes de l’écriture le principe d’une œuvre universelle. Il fait de l’insignifiant le réservoir inépuisable et le socle de toute signification, il fait communiquer l’infiniment grand et l’infiniment petit. Il montre que l’art n’est grand que par le réseau immense de fils minuscules, les innombrables liens qui le rattachent aux impressions inscrites dans notre mémoire. Venise magnifie Combray mais, inversement, Venise n’est grande que parce qu’elle contient Combray.

[…]

Qui n’est pas tombé un jour, en feuilletant un album de famille, sur une de ces images imprudemment conservées qui révèlent le contraire de ce qu’elles devaient signifier : l’ennui, la détresse, au lieu de la facilité et du bonheur ? Cette image véridique et cruelle était invisible à celui qui l’a faite ou fixée dans l’album, parce qu’involontaire et déformée à ses yeux par l’image mentale qu’il en a conservée, par le reflet d’une intention contraire à l’effet obtenu. L’objectif photographique a trahi le symbole, substitué à l’image prévue le démenti d’une vision opposée. La vérité soudainement révélée n’est peut-être pas fondamentalement plus vraie que l’illusion entretenue, puisqu’elle dépend d’un seul instant. Mais elle a, pour prétendre à la vérité, l’avantage de la nouveauté, et c’est pourquoi nous la croyons
« objective ».

[…]

Le peintre élabore, à partir de son expérience et des croquis qu’il a pu prendre, une œuvre qui se développe dans une durée propre. L’instantané, au contraire, écrase le temps de la représentation sur celui de l’expérience. Mais cette distinction est trop rapide. L’instant photographique n’est pas l’instant vécu. Le photographe ne travaille pas dans le présent mais dans le futur antérieur, il découvrira plus tard ce qu’il a vu, une fois l’image révélée. Il y découvrira même ce qui lui était invisible. Ce qu’il voit dans le cadre n’est pas ce qu’il verrait en dehors (dans le cadre s’établit une représentation, une image se fait et va se fixer), ce n’est pas même ce qu’il voit ou croit voir, ce sera ce qu’il a vu.
Le photographe vit le présent de son expérience comme le passé d’un futur. Ce n’est pas, ça aura été. Je l’ai appris il y a plusieurs années – et entre temps oublié – en lisant un court texte autobiographique de Robert Frank : « 1969. Mary et moi nous nous séparons… la vie continue… June et moi partons vivre au bout de la route à Nova Scotia. Nous construisons une maison. Avec vue sur la mer. Je regarde par la fenêtre. Souvent. Longtemps. Les appareils restent dans le placard. J’attends. Andréa meurt dans un accident d’avion à Tikel au Guatemala le 28 décembre 1974. » Comme si le dispositif photographique pouvait fonctionner même en l’absence de l’appareil, à partir d’un simple cadrage (la fenêtre) et par la disposition du photographe (l’attente). En écrivant successivement : « J’attends. Andréa meurt dans un accident… » Frank a dit peut-être plus qu’il ne pensait, mais c’est bien ce qu’il a dit. Son lecteur ne peut pas ne pas interpréter l’attente dans la perspective de l’accident.
Le photographe attend de voir et il verra, il saura plus tard. En règle générale, ce sont les détails qui comptent car la photographie est un piège de l’invisible. Un support d’infini plus que d’universel (accessible au langage). De l’instantané, Proust a fait le prototype de toute connaissance relative, inachevée, provisoire, parce que la vision qu’on peut avoir d’un même être varie à l’infini, suivant le point de vue qu’on adopte, suivant nos coordonnées dans le temps et l’espace. Et toute variation n’est pas immédiatement visible ni explicable. Il y a toujours place pour une nouvelle révélation. À chaque fois une transposition est nécessaire pour ajuster la nouvelle image à la précédente. […]»

Extrait 2
Jean-François Chevrier, La Résurrection de Venise (Correspondance).

« […] Le banal, l’insignifiant, les images dévaluées du souvenir, les poncifs (les « Silences vénitiens » dans la lettre à Illan de Casa Fuerte), les mots mal dits et les mal entendus (« Madame Torse »), les noms approximatifs, les mots d’esprit, les petites souffrances subies ou infligées, distinctes mais proches des « grands chagrins » ; toute cette menue monnaie de la lettre, ces déchets d’expérience, constituent à la fois l’Évangile du « monde », l’école de l’insincérité et le tissu du sens. Tout peut être déplacé, rejoué différemment. Dans la distinction de la robe et du monument se profile une extraordinaire activité guerrière. Proust note : « Capital quand je compare le livre : un livre doit être bâti je ne dis pas “comme un monument” mais “comme une robe”. On change de place etc., on y fait au dernier moment des regroupements de force et avant il doit être préparé comme une guerre. » En somme, l’écrivain joue à la guerre, comme un petit général. Le déplacement des petites formes (ou morceaux) à l’intérieur de la grande forme continue l’action des forces. Quand la stratégie a été fixée dans ses grandes lignes, ce qui compte, ce sont les détails.

[…]

Pour Ruskin, le détail figuratif ou ornemental, isolé par l’étude, par le relevé graphique ou par la reproduction photographique, prend son sens en relation avec un ensemble, une conception globale. D’où ses constantes extrapolations. Dans ses études d’architecture, Ruskin cherche à dégager des « principes », comme Proust cherche à dégager des « lois ». Pour l’un comme pour l’autre, l’analyse minutieuse n’est pas une fin en soi. Ruskin se désole de la pauvreté des exemples partiels et approximatifs que peuvent produire les images. Ainsi, dans Les Pierres de Venise, s’adressant à son lecteur : « Je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de mettre devant ses yeux une reproduction montrant comment tous ces principes sont développés dans cette charmante construction, mais, plus une œuvre est noble, plus il est difficile d’en donner une juste impression ; et, plus mon éloge d’une œuvre est grand, plus je trouve dangereux de l’illustrer autrement qu’en m’en référant à l’œuvre elle-même. Si la critique architecturale marche aujourd’hui si loin derrière les autres, c’est qu’il est impossible d’illustrer fidèlement une œuvre d’architecture. Mes reproductions de tableaux sont à la portée de tous, mais il n’y a rien à la “National Gallery” qui ressemble à Saint-Marc ou au Palais ducal et aucune image fidèle n’en est possible dans un livre comme celui-ci. Rien d’ailleurs n’est plus rare qu’une bonne illustration architecturale ; quant à la parfaite, elle n’existe pas. Comment rendre l’œuvre du ciseau faite pour être vue à une certaine distance ; la singulière confusion répandue au milieu de l’ordre, l’incertitude au milieu de la décision et le mystère au milieu de l’alignement régulier ? »

Pour Ruskin, l’ensemble, avec sa composante de mystère, est architectonique ; il est aussi géographique, il tient aux caractères d’un territoire, d’un pays. On peut lire par exemple dans Les Pierres de Venise à propos du style dit « incrusté » : « Sur un portail de cathédrale du Nord, nous rencontrons les fleurs du champ voisin, et, dans notre surprise de voir la pierre grise se transformer en épines et en tendre floraison, nous ne nous demandons pas si, lorsque nous nous éloignons pour contempler l’ensemble du monument, ces détails ne nous paraissent pas confus et sans portée. Pareille déception n’est pas à redouter dans le style incrusté : si on ne peut pas toujours reconnaître par quelles formes naturelles la sculpture fut inspirée, on sait, du moins, que sa grâce sera toujours impeccable et qu’on lui ferait un tort réel en lui ajoutant ou en lui retranchant une ligne. » Proust ne pouvait être i