Le Mur de Lisa-Descriptif-Extraits

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24 €

LIVRE-AUTEUR

336 pages
Format : 21,5×13,5 cm
ISBN: 978-2-9541059-1-8
Date de parution: mars 2013

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Le Mur de Lisa Pomnenka
Traduit de l’anglais par Stéphane et Nathalie Gailly

Extrait du chapitre 9

[…] Alex Ehren tâchait de garder le fil. Il compta cent mille, puis deux cent mille, puis cessa de compter les morts parce qu’il lui sembla qu’il n’y aurait pas de fin, que les Juifs hongrois continueraient d’affluer dans une succession ininterrompue de trains.
Magdalena tenait les enfants confinés à l’intérieur du block. Jusque-là, il arrivait un convoi par jour à raison de trois par semaine et elle essayait de ne pas y prêter attention. Elle attirait le regard des enfants dans la direction opposée et battait le rythme sur son morceau de métal en faisant bouger les petites filles comme des oiseaux, des fleurs et des papillons. Elle faisait comme s’il n’y avait ni convois ni processions de détenus. Mais désormais, avec l’afflux de déportés, elle ne pouvait plus donner le change et abandonna l’idée de faire de la gymnastique sur le carré d’herbe. Elle jugea que c’était un blasphème de laisser les filles lever les bras dans de gracieux mouvements alors que tant d’horreurs avaient lieu de l’autre côté des barrières. Elle donna son cours de gymnastique dans le fond du block, là où Shashek réparait les chaises et fabriquait des jouets pour les enfants de la garderie. Mais ses protégés ne restaient pas cloîtrés à l’intérieur ; quand ils entendaient la locomotive et le bruit du métal, ils se précipitaient pour regarder les trains, les gens et le déchargement des bagages. Ils venaient aussi écouter la musique, car au milieu du vacarme, des cris et des aboiements des chiens, l’orchestre jouait jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne et que la rampe vide soit prête à recevoir un autre contingent. Les enfants se tenaient près des clôtures et la fréquence des convois avait fini par les rendre indifférents à la détresse. Ils ne posaient aucune question. Il n’y a rien à demander, se disait Alex Ehren : ils savent. Les Juifs hongrois étaient emmenés et dans l’après-midi, la cheminée commençait à cracher sa fumée, noire, dense et lourde. Et la nuit, le feu faisait rougeoyer le ciel. Le four n’était pas suffisant pour le nombre de corps et les Sonderkommandos creusaient des fosses, recouvraient les corps de kérosène et y mettaient le feu, tas après tas. La fumée ne parvenait pas à s’élever et le complexe entier de Birkenau, le camp des familles, les camps des femmes et des hommes, le camp des Tsiganes, les blocks du Kanada et même les baraquements de la garnison SS étaient plongés dans le nuage noir. Il s’enroulait en guirlandes au-dessus de la campagne et quand la direction du vent changeait, la fumée revenait et les prisonniers toussaient, gardant en bouche un goût âcre de brûlé.
Avec la fumée retombaient également de fines cendres qui se déposaient, comme des flocons de neige, sur les mains et les visages. Les yeux d’Alex Ehren se remplirent de larmes et lorsqu’il mangea, il sentit des grains sableux entre ses dents. Il savait ce qu’était cette poussière et cela lui souleva le cœur. Il en avait la nausée mais il ne pouvait pas se priver de manger car la soupe était son seul repas et sans elle, il mourrait de faim. Il n’y avait rien à demander ni à répondre car même ceux qui refusaient de croire en l’existence des chambres à gaz ne purent rester aveugles au massacre des Hongrois.
Et malgré tout, au beau milieu de l’hécatombe – cinq cent mille, six cent mille morts – malgré la fumée et les feux de la nuit dans le ciel, il se trouvait des prisonniers qui gardaient espoir.
– Cela ne nous arrivera pas à nous, dit Hynek Rind en secouant la tête. Les Allemands savent que nous, les Tchèques, sommes différents. Nous sommes assimilés et peu religieux. Sinon pourquoi un camp des familles ? Pourquoi garder les enfants en vie ?
Il regarda autour de lui à la recherche d’un soutien.
– Les Hongrois sont des Juifs pratiquants : ils prient, étudient dans des écoles juives, connaissent le Talmud et que sais-je encore. Ils parlent yiddish. Nous, nous sommes modernes, nous mangeons de la saucisse et du chou comme les Allemands. Qu’est-ce qu’il y a de juif en nous ? Regardez-moi. Même mon certificat de naissance ne dit pas que je suis juif. Athée, voilà ce que je suis.
– C’est vrai, dit Beran. Tu ne parles pas yiddish. Et tu es comme tu dis : moderne, tchèque, athée. Mais les Allemands ont décidé que tu étais juif. Et c’est ça qui importe. J’ai connu une femme qui était bonne sœur. Elle portait le voile et vivait dans un couvent. Un jour, on l’a convoquée comme n’importe quel autre Juif. Une bonne sœur ! Une femme du Christ. Parce que son père était d’origine juive.
C’est à cette période que Beran commença à rassembler son recueil de poèmes. Il avait toujours beaucoup aimé la poésie et connaissait de nombreux poèmes par cœur – des ballades, des sonnets et des poésies lyriques sur la nature et l’amour. Les éducateurs l’invitaient à venir en réciter aux enfants et les groupes des plus âgés copiaient les vers qu’ils apprenaient par cœur. Il épuisa bien vite tout son répertoire et commença à collecter, afin de les regrouper dans un livret, les poèmes que lui, les autres éducateurs, les surveillantes et même les enfants, connaissaient.
Il récupéra tout le papier usagé dont le verso était encore utilisable et passa parmi les stalles, maladroit, gêné, légèrement penché en avant ; il consigna chaque poème, une stance ou quelques lignes seulement, en fonction de ce dont chacun se rappelait. C’était extraordinaire de constater à quel point ils se souvenaient de ce qu’ils avaient appris à l’école. Un vers entraînait un autre vers – tchèque, allemand, français, voire latin –, une citation ou un morceau de poème, retrouvés dans un coin de la mémoire.
– Pourquoi te donner tout ce mal ? demanda Marta Felix. Ça ne suffit pas de se souvenir ?
– Ça peut être d’un grand secours, répondit-il en souriant.
– Contre quoi ?
– Tu lis un poème et tu te retrouves transporté ailleurs. Tu te dépasses, tu t’échappes. Je fais ce que je peux. Je ne peux pas arrêter les convois hongrois mais je peux recueillir des poèmes, ajouta-t-il en haussant les épaules.
Le soir, il apportait les pages à Sonia. Ils se tenaient par la main pour lire ensemble, appuyés contre le mur. Le recueil devint volumineux. Les professeurs l’empruntaient pour lire à haute voix des poésies aux enfants, qui ne comprenaient ni le français ni le grec mais écoutaient attentivement le rythme et la musique des mots.

Les Hongrois ne périrent pas tous. Dans chaque convoi, Mengele sélectionnait les plus résistants pour les envoyer dans les camps de travail. Il en désignait parfois un parmi ceux qui s’avançaient et son secrétaire ajoutait le nom de l’homme à la liste des ouvriers. Il mit également à part les vrais jumeaux, des bossus, des paralytiques ainsi qu’un groupe de nains dont il avait besoin pour ses recherches.
Un matin, le camp adjacent au nôtre fut envahi de femmes nues. La pudeur n’existait pas dans le camp et pourtant, le spectacle de tant de corps de femmes avait quelque chose de magnifique et de troublant. Les jeunes filles se tenaient en rangs serrés, jeunes, pubères, la tête et le sexe rasés. Elles étaient dix mille à frissonner, à frotter leur ventre contre le dos des autres femmes dans l’espoir de se réchauffer et de cacher leur nudité. Elles grelottaient dans le froid du matin, et malgré la gêne qu’il éprouvait, Alex Ehren ne pouvait s’empêcher de les regarder. Elles demeuraient gracieuses et féminines jusque dans leur malheur. Il regardait leurs nuques élégantes, le galbe fier de leurs poitrines aux mamelons dardés par le froid, leurs larges cuisses et leurs ventres fertiles.
Elles étaient pareilles à une horde de biches, farouches et ravissantes avec leurs grands yeux noirs sous le dôme de leur crâne rasé. Des femmes kapos, robustes et brutales, ainsi qu’un bataillon de gardiennes SS en uniforme vert, étaient chargées de les maintenir en formation. La différence entre les deux groupes était frappante : celui des gardiennes, grossier, rustre, et l’autre, celui des jeunes filles nues, qui, dans leur impuissance, étaient ravissantes et sensuelles. Deux des filles sortirent du rang et lorsqu’une kapo se lança à leur poursuite avec une matraque en caoutchouc, les autres se mirent à s’agiter de peur et à crier, dans un brouhaha de voix aiguës : « Lanok, lanok, les filles, les filles » en leur désignant la rangée qu’elles devaient rejoindre. C’était un spectacle doux et amer, cruel et tendre, un mélange de haine absurde et d’amour gâché.
Les enfants avaient terminé leur toilette et remettaient leurs chemises loqueteuses mais Alex s’attarda, incapable de partir. Certaines filles nues remarquèrent la présence des enfants et tendirent les bras.
– Des enfants, des enfants ! crièrent-elles, horrifiées par la présence des petits dans le camp.
D’autres groupes relayèrent ces mots et tout le camp, la multitude de filles nues ondulant comme des algues, se dirigea dans leur direction.
– Kis gyerekek, des petits enfants, chantaient-elles.
Et leurs voix hongroises étaient comme des chants d’oiseaux qui allaient decrescendo, tristes et aigus. Certaines d’entre elles pleuraient et leurs larmes coulaient sur leurs poitrines nues, leurs cous et leurs ventres.
Pourquoi pleuraient-elles ? Alex Ehren avait appris à ne s’apitoyer ni sur son sort ni sur celui des enfants. Le malheur leur était tombé dessus, aussi inexorable que l’approche de l’hiver : ils avaient d’abord perdu une chose, puis une autre, jusqu’à se retrouver spoliés de tout et envoyés à Birkenau pour y mourir. Ils étaient comme les arbres qui en automne perdent une feuille, puis une autre, puis d’autres encore et finissent entièrement nus. Même ici, dans la réalité de Birkenau où nul espoir n’était permis, Alex Ehren avait besoin du morceau de miroir de Pavel Hoch pour voir son visage et des jeunes filles nues pour lui faire prendre conscience de sa misérable existence.
Les filles étaient frigorifiées et affamées. Les gardiennes SS ne les autorisaient pas à entrer dans leurs blocks et elles se tenaient devant les baraquements, les mains couvrant leur poitrine et leur pubis.
Les détenus du camp des familles étaient dans un dénuement total. Ils ne possédaient rien, et même les poches de leurs vêtements loqueteux avaient été cousues grossièrement pour éviter qu’ils n’y cachent des objets de contrebande. Et pourtant, en l’espace de cinq mois, chacun d’entre eux, y compris le plus modeste ouvrier des commandos affectés aux fossés, avait mis de côté quelques biens – un morceau de tissu pour s’essuyer le visage, des chiffons pour se protéger les pieds, une lame de rasoir, un bout de ficelle, quelques brins de tabac. Ils conservaient leurs trésors dans leur chemise durant la journée, et sous la tête durant la nuit pour se prémunir contre les voleurs.
Eux aussi étaient extrêmement affamés. Ils souffraient de malnutrition depuis si longtemps qu’un morceau de pain ou un bol de soupe à la betterave ne suffisaient pas à apaiser cette incommensurable faim qui tourmentait leur être tout entier. Ce n’étaient pas seulement leur estomac ou leurs entrailles qui criaient famine mais leurs mains et leurs pieds, leur foie, leur cœur, leur sexe, et par-dessus tout, leur cerveau. La nourriture était devenue le centre de leur existence et s’était imposée dans leur conscience et dans leurs rêves jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus penser à autre chose. Ils se rassemblaient en groupes pour cuisiner des plats imaginaires et quand ils s’endormaient, ils rêvaient de fêtes et de tables généreusement garnies.
Ils étaient sous-alimentés, privés de tout, pitoyables, et pourtant, certains d’entre eux cédèrent le peu de nourriture qu’ils avaient mis de côté et lancèrent des hardes et des morceaux de pain aux femmes nues par-dessus les barbelés. Neugeboren se glissa dans le fossé et poussa un pot de soupe par-dessous la clôture. Les filles attachèrent une pierre à un cache-nez qu’elles avaient tricoté pendant les heures de travail manuel et le jetèrent au-delà des barrières. Certaines guenilles restèrent accrochées aux barbelés et personne n’osa les décrocher des fils mortels. Les femmes se précipitèrent pour récupérer ces présents, et malgré leur faim extrême, elles étaient davantage intéressées par les vêtements que par le pain. Elles déchirèrent les vêtements pour en faire des bandes et, oubliant toute pudeur, cessèrent de couvrir leur poitrine ou leur sexe pour nouer les foulards autour de leur tête rasée. Les lambeaux de tissus étaient blancs, noirs ou jaunes et bientôt, la foule des femmes eut des allures de prairie chamarrée.
Le matin suivant, on leur distribua des uniformes rayés de prisonniers. On les conduisit ensuite jusqu’à la gare d’où elles furent emmenées.
Leur départ était porteur d’espoir car ce qui arrivait aux jeunes filles hongroises pouvait aussi se produire pour les détenus du camp des familles.
– Où sont-elles allées ? demanda Majda.
– Probablement dans un camp de travail. En Pologne, en Allemagne. Qui sait ?
– Elles ne vont pas mourir ?
– Elles ne vont pas mourir. Elles ont été rasées et on leur a distribué un uniforme.
Alex Ehren fut surpris par ces questions car la plus jeune des enfants l’interrogeait rarement sur la mort. Les plus âgés, les adolescents de treize ans du groupe de Beran, parlaient du fait d’être et de n’être plus, et même de Dieu, mais les Maccabées d’Alex Ehren vivaient dans l’instant et s’intéressaient plus aux billes, au théâtre de marionnettes, aux concours et aux fêtes d’anniversaire qu’à Dieu et à leur avenir.
– Est-ce que ça fait mal de mourir ?
La petite tenait sa poupée de chiffon serrée contre elle.
– Je ne pense pas, répondit Alex Ehren. Ce doit être comme quand on s’endort.
– S’endormir c’est bien ! dit Marta avant de se remettre à sucer son pouce.
Les transports hongrois se poursuivirent jusque vers la fin du mois de juin et souvent, quand Alex Ehren regardait une procession s’éloigner, ondulant au rythme de la musique, il repensait aux dix mille femmes nues. Il se souvenait de la courbure de leurs nuques, de leurs poitrines, de leurs têtes comme un champ de fleurs et de leurs voix d’oiseaux. […]

 

 


Le leurre et l’espoir.
De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau

Catherine Coquio

[…] Le leurre dans le leurre : peindre le mur

Le roman de Kraus est lui aussi une réflexion sur l’espoir comme « devoir » et comme « mal », à travers le double problème de la protection des enfants et de l’action violente, rendues toutes deux impossibles à Birkenau parce qu’elles se heurtaient insolublement l’une à l’autre. L’activité éducative mise en place à Terezín se poursuivit avec les moyens du bord en dépit de la perspective assurée de la mort, cachée par les adultes aux enfants : c’est cette contradiction que met en scène Otto B. Kraus, tout en racontant qu’un projet d’incendie prit forme et qu’on rassembla des armes de fortune. La chronique du Kinderblock est celle d’un mensonge collectif qui se sait et se réfléchit tel, mais le roman dit l’humanité du mensonge associée au désir de révolte. Malgré le « grand cœur » des jeunes résistants, le sursaut collectif, attendu en vain en mars 1944, n’eut pas lieu non plus en juillet 1944. Pour la mémoire des survivants du second transport, la pensée de cette répétition devait être une torture morale, qui renvoyait constamment au dilemme auquel s’était heurté Fredy Hirsch : comment mener une révolte sanglante en présence des enfants ? Otto B. Kraus ne cessa sans doute jamais d’être hanté par cette situation et d’interroger ce choix. Il en fit même un sujet de réflexion pédagogique plus tard, comme le montre un des cahiers conservés dans ses archives.

Les échappées dans l’imagination, le rêve, l’espoir et même l’amour furent encouragées par les éducateurs à titre d’illusions vitales, de fenêtres sur le monde « normal », plus réel que celui qu’ils étaient en train de vivre : le monde d’avant ou de demain. Cependant ces efforts pour cacher la réalité aux enfants étaient à Birkenau plus faillibles qu’à Terezín. Les éducateurs le savaient, et ceux qui ont survécu l’ont dit clairement plus tard. Ils s’évertuaient, souvent avec succès, à transformer toute activité en jeu, mais ils assistaient à des conversations et des plaisanteries qui dérogeaient aux règles du non-dit et montraient que les enfants avaient compris ce qui les attendait, qu’ils l’avaient même assimilé d’une manière troublante.

Dans son livre de souvenirs, Kulka s’est arrêté sur un phénomène particulier, qu’avait déjà noté H. G. Adler à propos de Theresienstadt, mais qui, à Birkenau, semble avoir concerné en premier lieu les enfants et adolescents : le développement d’un humour noir sui generis, « idiome codé » qui lui fait parler de « langage vernaculaire » en « chantier continu ». Celui-ci s’exprimait chaque jour dans une manière de blaguer – par exemple sur les cheminées des crématoires comme seules portes de sortie d’Auschwitz – et forma un idiome unique qui devint par la suite un lien entre les survivants : Kulka évoque ses échanges avec Yehuda Bacon, dont les écrits ultérieurs font entendre cet idiome transformé en style. Cette manière sarcastique prit des formes plus élaborées au camp lui-même, dans des sketchs ironiques à usage interne joués sous les yeux des SS :

« Chaque groupe devait présenter une situation future imaginaire ancrée dans la réalité d’Auschwitz. […] Notre groupe présentait “Auschwitz céleste – Auschwitz terrestre” : nouveaux venus au Ciel, nous découvrions à notre grand étonnement, que dans le monde d’en haut il y avait des sélections et il y avait des crématoires. Ou, dans une autre scène du spectacle, à l’étonnement du chirurgien qui opérait dans l’Auschwitz céleste, les mêmes poux, émissaires épidémiques de la mort, dans les intestins du patient.
Autre chose dont je me souviens bien : des SS aussi assistaient aux représentations, en spectateurs. Parmi eux se trouvaient le docteur Mengele et un autre médecin du nom de Lucas – j’ai plus tard témoigné contre lui au procès d’Auschwitz, à Francfort. Les allusions cryptiques, le langage codé nous permettaient – à nous, enfants et madrichim – d’exprimer les deux facettes de notre situation. Que ces spectateurs reçoivent ou non le message, c’était important pour nous. »

On retrouve ce théâtre des poux célestes dans Le Mur de Lisa Pomnenka lors d’une représentation organisée par un éducateur lui-même proche du cynisme. Kulka évoque aussi certains « amusements hors programme », comme de toucher les barbelés de la clôture électrifiée : manière de jouer avec la « petite mort » là où la « Grande Mort » ne laissait aucun jeu possible, car la « grande peur des crématoires » ne pouvait, elle, être surmontée. C’est pourtant cet « empire » absolu qui nourrissait cet « humour noir unique », dont le sens était parfois indécidable. Au Kinderblock, Kulka dit avoir rencontré ensemble l’histoire, la musique et la mort, et cette rencontre conjointe nourrissait une énigme incessante : celle du feu des crématoires qui continuaient de brûler paisiblement dans un ciel parsemé d’étoiles. Mais cette énigme d’une mort absurde était livrée à la « curiosité envers la vie », elle s’intégrait à « l’énigme de la vie ».

L’art faisait partie de cette énigme et grimaçait avec elle, telle l’Ode à la joie qu’Imre, un éducateur, fit répéter à un chœur d’enfants dans la baraque des latrines parce que l’acoustique en était excellente, et dont l’enfant ne découvrit les paroles que plus tard, alors qu’il en rejouait l’air sur un harmonica au camp des hommes : un détenu lui demanda s’il savait ce qu’il jouait là et essaya de lui expliquer « la terrible absurdité, la terrible merveille qu’un chant d’hymne à la joie et à la fraternité de l’homme, l’Ode à la joie de Schiller dans la Neuvième Symphonie de Beethoven, soit joué face aux crématoires d’Auschwitz. » S’interrogeant sur le choix du morceau, Kulka hésite : était-ce une ultime affirmation de la liberté humaine ou un « acte de sarcasme extrême » de la part d’un adulte « inculquant à des êtres naïfs des valeurs naïves, sublimes et merveilleuses, tout en sachant que ces valeurs ne riment à rien », et donc « un genre d’autodérision presque diabolique » ? L’historien se dit tenté de croire en la première interprétation, ayant bâti sur elle une bonne partie de sa vie, mais pour s’illusionner peut-être : « Il m’arrive souvent, écrit-il, de croire avoir acheté une illusion et la revendre sous différentes formes. » À la « croyance sans réserve de Beethoven et de Schiller en tant que tels », ne faut-il pas substituer celle « de Beethoven et de Schiller qui avaient été chantés un jour devant les crématoires d’Auschwitz » ? Kulka ne choisit pourtant pas : « Pour moi, le sujet demeure ouvert, comme les grands bras d’Imre qui s’ouvraient de part et d’autre et restaient en suspens ».

Lors des représentations données sous les yeux des SS, les enfants et leurs éducateurs parlaient un idiome commun (« nous, enfants et madrichim », dit Kulka). Mais à l’intérieur du groupe il était impossible aux adultes d’entériner le cynisme dont les enfants se montraient capables, ou d’en prendre acte sans compromettre l’idée d’éducation telle qu’ils l’avaient conçue et la réaffirmaient. Cette « éducation » faisait-elle tout à fait partie de la « civilisation » en déroute ? Leurs projections sionistes volaient en éclats : ce qui se passa à Birkenau semblait confirmer le verdict d’Adler sur la confusion des doctrinaires en herbe de Theresienstadt. Les conduites des madrichim se révélaient alors pour ce qu’elles furent : des efforts pour maintenir l’armature de leur univers moral, la forme sociale de leur espérance qui, qu’elle fût plutôt sioniste ou marxiste, ne pouvait s’affirmer de la même manière à Birkenau qu’à Terezín.

Parmi les éducatrices, Hanna Hofmann-Fischel a clairement formulé ce point dans son rapport sur le camp des familles. Racontant le maintien acharné des pratiques éducatives et artistiques, elle évoque les efforts et déconvenues des madrichim, conscients des limites de leur entreprise :

« Ils étaient agités, tenaient difficilement en place et souffraient comme leurs moniteurs d’une faim dévorante. Nous n’avions ni papiers, ni crayons, sans même parler de livres. Nous qui venions du mouvement sioniste fîmes notre possible pour donner aux enfants une notion des idées pour lesquelles nous voulions vivre. Nous réunissions tout ce que nous savions sur Israël, nous leur expliquions la vie dans un kibboutz, nous cherchions à les enthousiasmer pour la vie collective en Israël. Mais c’était très difficile. Les enfants, venus pour la plupart de familles tchèques assimilées, étaient de notre âge par leurs expériences et beaucoup plus sceptiques que nous, voire cyniques. Pendant leur courte vie, ils n’avaient pas eu l’occasion de connaître la beauté et la bonté. Ils ne croyaient à rien – ou plutôt ils n’étaient convaincus que d’une chose : la toute puissance du four crématoire fumant devant leurs yeux. Quand les flammes crépitaient, ils faisaient sèchement la remarque qu’un nouveau transport avait dû arriver. Et quand parfois nous croyions avoir allumé en eux une étincelle, une nouvelle distribution de nourriture arrivait, qui faisait oublier la vie collective et transformait le moniteur en un pauvre type. »

Les témoignages d’Otto Dov Kulka et de Yehuda Bacon font saisir de l’intérieur les ressorts de ce cynisme, manière de comprendre la « loi immuable » nazie à laquelle les projections idéalistes ou futuristes faisaient écran. Après avoir évoqué l’humour noir des sketchs, Kulka rappelle les « spectacles moins amusants » que constituaient les squelettes entassés derrière les baraques et que les enfants voyaient chaque matin au moment de rejoindre le Kinderblock. Son commentaire alors s’apparente à certains passages de L’Héritage nu d’Aharon Appelfeld sur la capacité d’« absorption » des enfants :

« L’enfant que j’étais n’a pas perçu la discordance et les tourments aigus, meurtriers, destructeurs qu’éprouvait tout détenu adulte déraciné, arraché à son univers culturel et à ses normes pour être précipité dans une confrontation avec des normes de cruauté, de mort. Dans mon cas, cette discordance, que chaque détenu adulte resté en vie a connue, et qui fut presque toujours un des éléments du choc qui les terrassa à bref délai, n’a pas existé, parce que ce fut le premier monde et le premier ordre que j’eusse jamais connus : l’ordre des sélections, de la mort comme seule perspective certaine dirigeant le monde. Tout cela allait presque de soi. […] Ici, contrairement à Theresienstadt, il était clair que nul ne sortirait vivant. La mort était une donnée de base, son empire sur chacun ne faisait pas de doute. »

Mais le témoignage des enfants confirme ce que dit Hanna Hofmann-Fischel du bien que firent à ceux-ci non seulement ces spectacles, mais leur préparation, et le « lien fort » entre les groupes que créèrent leurs fêtes de fortune, permettant un « travail en commun intensif » qui devint pour les enfants un « eldorado ». L’ambiguïté de ces performances n’était pas de taille à les mettre en cause, pas plus qu’à Theresienstadt. Certes, les enfants devaient se tenir au garde-à-vous, ânonner des poèmes en langue allemande, et sous les yeux des SS Blanche-Neige et les sept nains devenait une fable sur les bienfaits du travail et de la propreté qu’on peut juger accablante. Le dessin animé de Walt Disney, ovationné aux États-Unis en 1938, avait du reste enthousiasmé Hitler et Goebbels lors de visionnages privés en 1940. Mais le succès du spectacle permit à Fredy Hirsch d’ouvrir le deuxième block pour les petits, et pour les internés ce fut plus qu’une réussite : « Pour les enfants, dit Hanna Hofmann-Fischel, ce fut le plus bel événement de leur vie – pour la plupart d’entre eux, malheureusement, également le dernier. »

Le témoignage de Hanna Hofmann-Fischel est un des plus précieux, avec le roman d’Otto B. Kraus, qu’aient donné les madrichim sur le maintien et l’altération des formes éducatives et culturelles dans le Kinderblock de Birkenau. Elle n’apparaît pas directement dans Le Mur de Lisa Pomnenka, bien que Dita Kraus l’ait bien connue : l’adolescente reçut de la jeune femme un réconfort précieux lorsque son père mourut à 44 ans dans la baraque des hommes. Mais bien des épisodes du roman font résonner son témoignage, en particulier ce qu’elle dit des effets bienfaisants de la ritualisation de la vie collective par les fêtes et par la réintroduction du shabbat. Sur le chapitre du « réalisme » ou de l’illusion, chacun des animateurs pensait et agissait à sa façon, sollicitant ses ressources et exprimant sa sensibilité au prix d’inévitables contradictions. Les enfants éprouvèrent aussi les leurs. Le roman fait apparaître cette diversité à travers un choix de personnages différenciés. Tel est son apport propre, qui légitime la fiction : cette diversité y est réfléchie, parfois discutée lors de conversations entre madrichim, à la manière des dialogues qu’on trouve dans les romans « épiques » de David Rousset (Les Jours de notre mort) ou Vassili Grossman (Vie et Destin). Mais ces paroles scéniques se font entendre comme de loin, du fond d’un théâtre intérieur : en deçà de ces discussions, les penchants et pensées de chacun s’expriment au gré d’hésitations et d’évolutions intimes, enregistrées par le regard distancié que permet la fiction du journal.

La narration ne se veut pas omnisciente et le jeu de la transparence intérieure se montre limité : le roman ne prétend pas pénétrer l’âme des enfants – sinon par un saut poétique dans les textes d’Adam Landau, écrits en réalité par l’auteur à l’âge adulte. Cette âme enfantine reste opaque au narrateur, bien que la pensée du personnage principal se cristallise autour d’elle. Le récit n’entre que dans la pensée des adultes, sans éviter les effets de stylisation et de dramatisation : Fabian le nihiliste, Felsen le marxiste, Beran le sioniste disent chacun une vérité aux yeux d’Alex, partagé entre tous. La schématisation confine parfois au stéréotype, mais l’effet de reconnaissance est désamorcé par la situation hors normes, génératrice d’ambiguïtés insolubles, et au fil du roman les personnages se montrent mouvants et complexes. Malgré son nom, par exemple, Alex Ehren incarne moins l’honneur (« Ehren » en allemand) des Juifs tchèques que la fragilité de la révolte, l’amertume de l’impuissance et la nostalgie du rite familial.

Au fil de cette chronique romancée s’anime ainsi une réflexion morale, étroitement liée à une expérience unique, qui gagne un statut presque exemplaire, ou plutôt qui le cherche. Le roman de Kraus est une méditation sur la mise à l’épreuve, par la déshumanisation orchestrée, de l’autorité, de l’espoir et de l’action au sein d’un monde juif travaillé d’un messianisme profus, fait d’éléments religieux et profanes mêlés qui expliquent comment l’espoir révolutionnaire, le projet sioniste et la foi dans l’art et la poésie purent ainsi s’emmêler. Un moment de l’intellectualité juive européenne se révèle dans ce qu’elle avait peut-être de naïf et de discutable, mais aussi de précieux. Quelque chose veut se transmettre encore, dans la Catastrophe, de ce monde d’espérances fragiles qui, dans « l’île » d’illusion que fut le camp des familles, fit trembler le regard porté par les tout jeunes adultes sur les enfants.

Au-delà de cette singularité culturelle, cette méditation porte sur la teneur morale de la vérité et du mensonge au regard de la capacité d’assimilation des enfants. Bien que son auteur fût un adulte pendant la guerre, Le Mur de Lisa Pomnenka vient rejoindre en certains points, dans la littérature de la Shoah, un corpus spécifique qui tourne autour de la question de l’enfant et de la vérité en disant souvent le caractère vital d’un certain mensonge : en France Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart (1959), en Allemagne Jakob der Lügner de Jurek Becker (1969), aux États-Unis The Painted Bird de Jerzy Kosinski (1965) et plus tard Wartime Lies de Louis Begley (1989), en Israël les récits d’Uri Orlev et d’Aharon Appelfeld, affirment au nom de l’enfance, de sa mémoire obscure et du jeu de la fable, les droits de la légende contre le témoignage au sens strict, et la nécessité d’un mensonge ou d’un mythe protecteur. C’est ce que dit aussi, en Pologne, la légende poétique qui s’est construite autour de Janusz Korczak accompagnant à l’Umschlagplatz de Varsovie les enfants de son orphelinat, à qui il avait fait croire qu’ils partaient ensemble vers un pays lointain. L’attention tardive portée à la littérature des enfants cachés, où le recours à la fable est singulièrement réfléchi, a contribué à donner une actualité à ce thème, particulièrement porteur à l’ère du fameux « passage de témoin ». C’est ce thème que reprit au cinéma Roberto Benigni dans La vie est belle (1997), fable dont Imre Kertész prit la défense dans un article fameux intégré au recueil L’Holocauste comme culture.

Mais le roman d’Otto B. Kraus n’est pas une apologie du mensonge protecteur, dont il réfléchit les méfaits autant que les bienfaits. Il montre un adulte éprouvant la résistance des enfants au monde adulte et découvrant le voisinage possible, dans l’enfance la plus altérée, de la sauvagerie et de la faculté poétique. Alex Ehren se mesure à des enfants plus réfractaires que d’autres, passés dans un autre plan d’existence parce qu’ils vivent depuis longtemps dans les camps : Adam Landau et Neugeboren (« nouveau-né »), aux noms symboliques, incarnent une humanité naissante autant que l’ancienne humanité défigurée. Himmelblau regrette un jour d’avoir frappé Foltyn parce qu’il a mis en danger tout le groupe ; mais Adam, plus dangereux et même effrayant, devient l’enfant préféré d’Alex Ehren après avoir été sa bête noire. Entre enfant sauvage et enfant terrible, le piepel est l’ombre cruelle du kapo, la dépravation morale en vigueur au camp ; mais Alex s’y attache au point de corriger ses textes pour lui faire gagner le concours de poésie. Adam le piepel est l’ennemi et l’antithèse d’Alex l’éducateur, mais par la poésie il devient aussi son double. L’enfant le plus condamné est aussi le plus porteur d’espérance, en un lieu et à un moment de l’histoire où celle-ci se sait comme jamais condamnée. C’est dans cette puissance poétique prêtée à un enfant corrompu par le monde du camp que se laisse déchiffrer le messianisme propre d’Otto B. Kraus. Cette transmission accomplit un trait symbolique important du journal fictif : sa nature de témoignage anonyme, collectif et clandestin. Alex était le porte-parole officieux des animateurs, le scribe du Kinderblock. Un scribe secret, car le journal s’écrit en cachette non seulement des SS mais du responsable du block lui-même. La chronique est celle de la vie intime du camp telle qu’elle s’inventa dans les derniers mois, alors qu’une famille de substitution se créait en cherchant ses règles à l’aide des enfants. Elle ne raconte pas comment un groupe de jeunes animateurs juifs fit respecter jusqu’au bout les « règles de Fredy » – hygiène, sport, santé, solidarité. Elle éclaire la vie intérieure des personnages qui, malgré leurs doutes et dissensions, firent vivre ces règles tout en les dépassant dans une fidélité de chacun à son « étoile » : « La plupart des gens du block, dit le narrateur dans Le Mur de Lisa Pomnenka, avaient une étoile, peu importait sa couleur ou sa forme, qui donnait un sens et une direction à leur vie.» […]