16,00 

160 pages, 4 images (en noir et blanc)
format : 21,5 x 13,5 cm
couverture souple

publié avec l’aide du Centre national du livre (CNL)

ISBN : 978-2-9541059-3-2
date de parution : 7 novembre 2013

Fernand Deligny

La Septième Face du dé


postface de Sandra Alvarez de toledo

Description

 

La Septième Face du dé est le second roman de Fernand Deligny après Adrien Lomme (si l’on excepte un roman policier, Anges purs, publié sous le pseudonyme de Vincent Lane). Du fond de son bureau de Graniers, à Monoblet (Cévennes), parmi les enfants autistes du réseau qu’il a fondé en 1968, il retourne à l’asile d’Armentières où il a vécu et travaillé comme instituteur puis comme éducateur pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le point de départ du roman est une énigme : Gaspard Lamiral, « le Roi, la pièce maîtresse autour de laquelle se joue toute la partie » (Roger Gentis), a disparu sur le champ de bataille, en 1917. En 1930, à l’époque où le roman a lieu, il est là, au milieu de la cour de l’asile, aussi fou qu’un fou peut l’être, perdu dans sa mémoire. D’autres personnages traversent le récit, dans cet asile où le temps ne passe pas, où les bâtiments sont posés sur le sol de scories noires de l’asile comme sur une mer d’huile. Tous sont des spectres de Gaspard Lamiral ; ils se nomment Dernouville (le surveillant chef, dit « l’amiral »), Demeulenaere, Delannoy, Delarane… Manque Deligny. Pour tenter de rejoindre Gaspard Lamiral dans l’antan, le narrateur, qui est instituteur à l’asile mais habite sur la Grand’Place, décide d’entrer dans l’asile, et d’y mettre en scène leurs retrouvailles. Le temps bref de la scène durant laquelle Gaspard Lamiral est resté assis en face de lui, une main « posée sur le dos, morte comme ces fleurs de mer qui restent sur le sable quand la marée est repartie », sa silhouette s’est inscrite, projetée sur le « pan de lumière » du mur de la chambre. Autant dire sur la page.

Ce roman étrange, sorte de polar psychanalytique qui laisse entrevoir la place vide occupée par la mort du père – Camille Deligny, tué en 1917 et dont le corps n’a jamais été retrouvé –, est une pièce essentielle de l’œuvre. Au cœur de La Septième Face du dé repose en effet la question de la trace, qui reconduit indéfiniment le travail d’écriture comme la transcription des trajets des enfants autistes, leurs lignes d’erre. Nul livre n’expose avec autant d’évidence la double vocation de Fernand Deligny, éducateur et écrivain.

extraits

 

Lire l’article de Roger Gentis paru dans le dossier Deligny de La Quinzaine littéraire, n°332, septembre 1980.

 

Extrait 1 (p. 5)

De cette croix de guerre qu’il avait eue, Gaspard Lamiral n’en était pas revenu.

On lui avait donnée en 1917. C’est de la guerre qu’il n’était pas revenu.
Quant à savoir ce qu’il faisait là, en 1930, personne au monde ne lui aurait fait dire.
Quinze bâtiments, quand ils sont de briques, ça ne fait pas une escadre. Ça fait un asile.
Il aimait bien cette année trente. Trente est un mot qui peut se redire. Il arrivait qu’on l’appelle :
– Oh… Lamiral.
Il était resté planté au milieu de la cour alors que c’était le moment du réfectoire. Il y avait Lamiral ; c’était lui. Il y en avait un autre, le surveillant, qui passait deux ou trois fois par jour. Il avait un autre nom, mais c’était l’amiral parce qu’il était le patron et qu’il avait un uniforme de drap bleu et une casquette avec deux filets d’or. La casquette était si avachie que les fils d’or ne se voyaient que sur le devant, au-dessus de la visière.

Trente était une année où il y avait du soleil. Jamais il n’y avait eu tant de soleil. Dans cet asile, Gaspard Lamiral y était comme un homme qui aurait fait le tour de la terre sans savoir combien de fois, périple interminable, et pourtant il était là, depuis des années, comme s’il avait pris la décision de s’arrêter, un beau jour, parce qu’il y avait du soleil et qu’un soleil pareil, il n’y en avait nulle part ailleurs. Il était là comme au bord de la mer. Mais alors, de la mer, jamais cet homme n’avait entendu parler. Il ne savait pas que ça existait. Il n’en connaissait même pas le nom. La lumière du soleil n’était plus la même. C’était la mer.

Le long trajet que cet homme avait pu faire avant d’en rester là, on aurait pu croire qu’il n’y en avait plus de traces, nulle part.

 

Extrait 2 (p. 60)

Il a enlevé son imperméable, il l’a accroché près de la porte. Il a dit :
– C’est comme si j’étais là…
Il montrait l’imperméable qui pendait presque jusqu’au plancher. Il a dit :
– Ça donne du recul…
J’ai dit :
– Ton gars là, Gaspard, il a perdu la mémoire ?
– Il a rien perdu du tout. Pourquoi veux-tu qu’il ait perdu quelque chose ? C’est le contraire. Il n’a plus que la mémoire. Il est perdu dedans. Il en sort pas. C’est sa mémoire qui l’a perdu. Elle ne l’a plus. Elle n’a rien d’autre ; plus personne dehors. Rien qu’une mémoire ; rien d’autre.

 

Extrait 3 (p. 75)

J’ai vu le visage d’Yves se distendre ; quelque chose devait le faire exulter et quand ça lui arrivait, on aurait dit que l’ossature de son visage se modifiait ; il faut croire qu’il était remué jusqu’aux os qui travaillaient et formaient un rond pour résister à la poussée. Quand la vague d’émoi s’est apaisée, il a pu parler :
– La chaise… Il trimbalait une chaise. Une belle chaise. La paille en était d’or bruni, du vieil or, patiné. L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable. Du Verlaine, il m’en racontait quelquefois ; mais il n’y croyait pas. De l’espoir, il n’avait rien à en foutre. C’était à la paille qu’il tenait. Quand il y avait des gradés dont nous n’avions pas l’habitude, il fallait que nous fassions des détours. Les nôtres s’y étaient faits ; et les autres aussi, les soldats. Là, son nom lui servait ; un gars qui s’appelle de Lisle de Lamirande, ça n’étonnait pas qu’il trimbale une chaise. Ils auraient pu lui en vouloir ; ils lui en étaient plutôt reconnaissants. Quand ça pétait de partout, que la terre en vibrait comme si elle voulait se débarrasser de nous, vautrés où ils pouvaient, les autres cherchaient où il pouvait être, le casque à peine soulevé, juste pour voir. Il bondissait comme un cabri, sa chaise accrochée où il pouvait ou bien il la tirait, à la main ; ils avaient l’air de se disputer, comme si elle ne voulait pas venir. Il ne rigolait pas du tout. Il finissait toujours par arriver là où j’étais. Il plantait solidement les pieds dans la boue pour ne pas la fatiguer quand il pouvait s’asseoir dessus ; mais c’était rare. Il suffisait qu’elle soit là. C’est rare, un homme qui aime une chaise à ce point-là ; c’est très rare ; c’est même la seule fois que j’en ai vu un. La chaise, on ne l’a pas retrouvée non plus quand il a disparu ; j’y pense maintenant.
Il y pensait vraiment. Il devait se dire que si on retrouvait cette chaise…
J’ai dit :
– Il faudrait faire toutes les églises…
Cette idée ne pouvait que nous plaire.
Mais ça n’était qu’une idée, pas un projet. Ça pouvait se penser, Yves et moi, tous les deux, d’église en église. Il a dit :
– Faudrait même aller dans les cathédrales, Reims, Chartres, Notre-Dame de Paris…
– Et dans les toutes petites aussi ; là où il y en a une trentaine. Tu la reconnaîtrais ?
Yves m’a regardé comme si je l’injuriais. Nous irions, par toutes les églises… le temps de ce qui se pourrait ; nous la retrouverions peut-être. La septième face du dé.

 

Extrait 4 (p. 86)

Dehors, dans la rue et sur la place de scories noires, les bruits tintaient comme si, dans mon crâne, c’était creux ; même les voix je les entendais comme on les entend par un jour de gel ; quelque chose était fini, mort, et c’était la gaieté du tout nouveau.
Pendant quelques heures, je ramassais le bois mort, tout ce que je m’étais imaginé pendant les derniers mois. Je ne m’étais même pas aperçu que les projets m’étaient venus, avaient poussé. J’y repensais ; il y en avait un tas énorme, projets morts, comme on le dit du bois. Je n’en finissais pas de les retrouver. À quoi pouvait servir d’en faire des fagots, maintenant qu’Yves n’avait plus que Gisèle en tête ? Je les trouvais surprenants et, pour la plupart, tout à fait irréalisables.
J’essayais de faire le point, mais ce qui manquait toujours, c’était le point même.
Tous les projets imaginés tournaient autour de Gaspard Lamiral, de son bon vouloir. Tout en pensant, je corrigeais : pourquoi « bon » ? Au centre, au cœur même de chaque projet tramé, il y avait ce que Gaspard Lamiral pouvait vouloir. Or, c’était le point aveugle, la septième face du dé. Ce que Gaspard Lamiral pouvait vouloir… On ne dit pas d’un aveugle qu’il peut voir ; on dit : s’il pouvait voir, mais on sait qu’il ne peut pas. Ce qui était arrivé à Gaspard Lamiral, c’est d’avoir le vouloir crevé, comme les yeux, comme les tympans.
Tout ce bois de projets morts tournait autour d’un point, comme les paquets d’herbe que Christophe Colomb avait vus, présumant que la terre n’était pas loin. Le point central du remous, son œil, n’avait aucune importance. Le point autour duquel tournaient ces paquets d’herbe, ça ne le regardait pas. Ce qui le regardait, c’était la terre qu’il ne voyait toujours pas, qu’il s’attendait à voir.

Toutes ces brassées de projets retrouvés tournaient lentement autour d’un vouloir, qui, à l’évidence, n’existait pas.

 

Extrait 5 (p. 109)

Me restait ce : « Rendez-vous à l’asile… » et les trois autres qui n’y étaient pas. À partir de quoi tout était clair ; les cinq doigts et la paume de la main. Que devient chacun des cinq doigts si la paume n’y est pas ?

Yves et moi nous nous entendions, ou plutôt je l’entendais car je ne disais pas grand-chose. Et quand il parlait, il entendait bien que ce qu’il disait ne tombait pas dans le vide. En écrivant cette phrase, je m’aperçois qu’elle dit le contraire de ce qu’il faudrait dire.

Il y avait bien un vide, un creux, et ce qu’il racontait frappait là où c’était creux et nous écoutions la résonance. Mais ce qu’il racontait ne se perdait pas dans le creux. Les mots ricochaient, ils restaient enchaînés les uns aux autres, et en enchaînant une phrase à l’autre, ça faisait une histoire qui décorait la face extérieure de l’écuelle vide.

J’entendais fort bien ce rendez-vous à l’asile surgi au pire moment des tornades de ferrailles et il en faut des tonnes pour atteindre un homme ; de quoi se cramponner ; quelques mots qui faisaient radeau dans le cyclone de la folie meurtrière qui durait depuis des années. Une fois le cyclone passé, ils se retrouveraient peinards, tous les cinq ; ils n’auraient plus qu’à vivre, à l’infinitif ; rescapés et tout contents de l’être, rescapés et voilà tout, surpris de vivre, un jour après l’autre, toujours aussi surpris chaque fois qu’ils se réveilleraient après avoir dormi tranquillement et il fallait bien que ça soit à l’asile, ne serait-ce que pour n’avoir rien à faire, le radeau alors sur cette flaque de temps paisible, et vieillir leur arriverait plus tard, de même que mourir et cette farce les ferait rire, un jour après l’autre ; une farce à n’en plus finir, inépuisable. Couchés sur le dos, ils regarderaient le ciel.
Ce rendez-vous à l’asile les vengeait à l’avance. C’était la guerre et ils n’y étaient déjà plus. Pas de compromis possible. Les hommes étaient fous. C’est peu de dire que l’évidence en crevait les yeux ; elle crevait les ventres et les têtes ; quel respect de ce que tout un chacun pouvait vouloir ? Pas une once. Alors, autant ne plus vouloir. Et le désastre terminé, Gaspard Lamiral s’était dépêché de se rendre au point de ralliement, tout enthousiaste peut-être à l’idée d’être le premier. Il attendrait les autres. Yves était arrivé plus de dix ans après. Nous en étions là.
Restait que si Gaspard Lamiral était seul dans cet asile, il n’était pas le seul à porter l’uniforme des asilaires. Ils étaient plus de mille. Ce qui était surprenant, c’est qu’entre eux rien ne se trame.

 

Extrait 6 (p. 142)

Quand je suis passé devant la maison du concierge, il avait quelque chose à me dire :
– Hep… Monsieur l’économe a dit qu’il voulait vous voir, le plus tôt possible ; tout de suite, quoi…
J’ai dit :
– J’y vais…
Je n’avais qu’à traverser la rue pour ramener le gamin à Simone.
L’économe avait perdu un bras à la guerre. Il avait peu de choses à me dire :
– Votre situation n’est pas tout à fait… Les repas et le logement, ça n’est pas prévu pour vous… Vous êtes du personnel…
Il ne trouvait pas le mot. C’était pourtant un mot simple. Il a fini par le dire :
– Extérieur…
Ils avaient besoin du logement, tout de suite, demain. Il était un peu plus de dix heures. Dernouville avait dû trouver le ballot à huit heures.
J’étais libre, comme on le dit de l’air du temps. Libre ou expulsé, c’était à moi de choisir. Si on ne choisit pas son sort, on peut toujours choisir ce qu’on s’en dit. Exilé, je l’étais.
Venir faire classe et voilà tout ? Je me suis raccroché à ces mots-là ; ils étaient fugaces et ne laissaient aucune prise, pas plus qu’un reflet. Ma tête a fait non, d’elle-même, et pendant que je pensais aux dunes, comme emportée par son mouvement, c’est non qu’elle m’a fait penser avant même que j’y pense.
Mon temps d’asile était fini. Il ne finirait jamais.

auteur

 

Fernand Deligny

 

Fernand Deligny naît en 1913 à Bergues, dans le Nord, près de la frontière belge. Son parcours se partage grosso modo en trois périodes. Une première (1937-1947) pendant laquelle il – se distingue par son action « libertaire » des méthodes du renouveau éducatif instaurées par l’administration de Vichy. Une deuxième (1947-1962) au cours de laquelle il crée et dirige La Grande Cordée, « association de prise en charge en cure libre », à Paris puis de manière itinérante, dans le sud-est de la France. Après une parenthèse de quelques années, il retourne dans les Cévennes, en 1968 et  fonde une structure d’accueil alternative réservée aux enfants autistes. Il meurt dans les Cévennes en 1996, dix ans après la fin du réseau.

De son vivant il publie une quinzaine d’ouvrages et signale ses tentatives éducatives par la publication régulière d’articles dans des revues spécialisées (éducation, éducation populaire, psychiatrie, cinéma). L’expérience de l’autisme l’oriente vers une recherche au croisement de l’anthropologie et de la philosophie, et lui inspire une réflexion incessante sur le langage, l’espace, l’asile, l’humain, l’espèce. Il invente des « lieux de vie » qui anticipent et se distinguent des « communautés thérapeutiques » par un usage pensé de l’espace et le recours à des pratiques artistiques, le tracé, la cartographie, le cinéma, la vidéo. Ses derniers essais concernent l’image ; une image involontaire, autiste, dit-il, qui ne s’imagine ni se prend. Quelques années avant sa mort, il entreprend une autobiographie sans fin (vingt-six versions, deux mille cinq cents pages manuscrites), L’Enfant de citadelle.

presse

 

Gwilherm Perthuis, entretien avec Sandra Alvarez de Toledo, Hippocampe, novembre 2013. Lire l’entretien

Pierre Macherey, La Philosophie au sens large (blog), 4 juin 2014. Lire l’article

 

Livres associés à l’auteur :