20,00 

192 pages, 5 images
format : 21,5×13,5 cm
couverture souple, rabats

avec l’aide du Centre national du livre (CNL)

ISBN : 978-2-37367-010-3
date de parution : 19 janvier 2017

 

 

Fernand Deligny

Lettres à un travailleur social


postface de Pierre Macherey

Description

 

Fernand Deligny rédige Lettres à un travailleur social en 1984-1985. Il vit dans les Cévennes avec des enfants autistes depuis 1968. Entre-temps, il a publié une dizaine de livres qui portent sur le « réseau » en développant une pensée de l’ »humain commun » et une critique du langage du point de vue de l’autisme. Le dernier, Traces d’être et bâtisse d’ombre a paru chez Hachette en 1981. Avec le temps, il s’est éloigné des travailleurs sociaux qui lui reprochent son écriture « hermétique » et voudraient le voir renouer avec l’esprit directement militant des aphorismes de Graine de crapule, petit opuscule libertaire paru en 1945. Deligny esquive. Il répond sans répondre. S’adressant à un « travailleur social quel qu’il soit », il ne se départit pas de cette langue soi-disant « hermétique » ; c’est dans cette langue « en tant qu’outil » qu’il veut persuader les travailleurs sociaux de penser leur tâche difficile. Dans Le Croire et le Craindre, son autobiographie (1978), il écrit : « C’est quasiment une position politique de faire cause commune avec les mots dénigrés ». Ces mots sont « asile », « milieu », « infinitif », « énigme », « repérer »…

Sa proposition est donc politique : en ce début d’années 1980, il pointe (comme il l’a toujours fait) les risques d’une liberté indexée sur l’individualisme, et d’une psychologie organisée autour de l’hypostase du sujet « absolu » et de la « conscience de soi ». Non sans provocation (en ce temps où la politique de sectorisation prône la fermeture des hôpitaux psychiatriques), il prend la défense de l’asile, non au sens institutionnel mais au sens premier de refuge. Dans des pages que ne renieraient pas les critiques actuelles les plus radicales sur l’école, il met en garde contre les formes de « l’apprendre » qui négligent les « faits hérétiques », les faits « chiendent », ceux qui résistent à la sélection : « Sélectionné toi-même travailleur social, te voilà à même de sélectionner les faits convenables. Mais alors qui daignera s’apercevoir des faits inconvenants ? ». Il suggère plutôt de respecter le hasard, l’énigme, et le tacite dont il reprend la notion au philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein. En phase avec plusieurs penseurs de son époque (Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, entre autres), il interroge un « commun » qui ne soit ni communautaire ni communicationnel mais « coutumier », indissociable d’un territoire (évidemment non identitaire) et de la pratique qui consiste à « asiler » (infinitif forgé par lui) l’humain, celui en qui la mémoire d’éducation n’aurait pas totalement supplanté la mémoire d’espèce…

Dans une postface généreuse et éclairante organisée en trois parties, Pierre Macherey, grand analyste de Marx et Spinoza, penseur de l’utopie, répond en quelque sorte, lui, à l’inquiétude du travailleur social. Dépliant le texte de Deligny sans l’expliquer, proposant de lui reconnaître son inquiétante étrangeté, il commence par souligner la parenté entre l’écriture et les thèmes abordés: l’« entre » (entre les mots et les choses, entre les personnes, ce qui « constitue la trame de toute forme de vie ») de préférence aux grandes totalisations, l’ »énigme » qui se refuse à l’interprétation et appelle le silence. Dans un second temps il analyse de près l’une des lettres, dont il dégage en particulier le thème de la ligne – de « l’aller ligne », selon la formule d’Henri Michaux – en montrant (au fil de sa propre lecture) qu’elle caractérise ici encore à la fois le mode d’occupation de l’espace non linéaire qui est celui des enfants autistes ET l’écriture de Deligny ; et qu’elle le conduit de l’ »évocation d’une file d’enfants » à des considérations à portée « tendanciellement cosmiques ». Il propose enfin un florilège de citations de Lettres à un travailleur social, associées et commentées de manière à en faire apparaître clairement la trame des principales lignes de force.

auteurs

 

Fernand Deligny

Le parcours de Fernand Deligny (1913-1996), éducateur et écrivain, se partage grosso modo en trois périodes. Une première (1937-1947) pendant laquelle il se distingue par son action libertaire des méthodes du renouveau éducatif instaurées par l’administration de Vichy. Une deuxième (1947-1962) au cours de laquelle il crée et dirige La Grande Cordée, « association de prise en charge en cure libre », à Paris puis de manière itinérante, dans le sud-est de la France. La dernière, dite celle de la « tentative » (1968-1996) correspond aux trente années vécues avec des enfants autistes, à Monoblet, dans les Cévennes.

De son vivant il publie une quinzaine d’ouvrages et signale ses tentatives éducatives par la publication régulière d’articles dans des revues spécialisées (éducation, éducation populaire, psychiatrie, cinéma). L’expérience de l’autisme l’oriente vers une recherche au croisement de l’anthropologie et de la philosophie, et lui inspire une réflexion incessante sur le langage, l’espace, l’asile, l’humain, l’espèce. L’organisation du « réseau » (la structure informelle de prise en charge d’enfants autistes fondée en 1968) anticipe et se distingue des « communautés thérapeutiques » par un usage pensé de l’espace et le recours à des pratiques artistiques, le tracé, la cartographie, le cinéma, la vidéo (les tentatives de Deligny ont donné lieu à trois films, Le Moindre geste (1962-1971), Ce Gamin, là (1975), A propos d’un film à faire (1989). Les derniers essais de Deligny concernent l’image. Quelques années avant sa mort, il entreprend une autobiographie sans fin (2600 pages), L’Enfant de citadelle.

 

Pierre Macherey

Pierre Macherey est philosophe et Professeur émérite à l’Université de Lille III depuis 2003 et spécialiste, notamment, des œuvres de Marx et Spinoza. Une bibliographie complète de son œuvre est accessible sur son site.

extraits

 

S’agit-il pour moi de parler en vérité ? Ces lettres s’adressent à un travailleur social quel qu’il soit. Il me semble pouvoir l’aider dans sa pratique quotidienne. Il ne s’agit de rien d’autre. Alors qu’il m’est arrivé d’être surnommé, par voix de presse, patriarche – des enfants perdus sans doute – il ne faudrait pas que le travailleur social tienne compte de cette appellation tout à fait incontrôlée et même, je le crains, fort médisante.

 

S’il doit se faire une idée de qui lui écrit, qu’il pense à un vieux renard d’asiles, comme on parle de renard des sables. Le moindre mot est grossièrement ambigu ; renard des sables, c’est le fennec qui s’apprivoise si aisément, et c’est Rommel, chef de l’Africa Korps qui était division de blindés. C’est plutôt de renard que je veux parler, ni fennec, ni Rommel, renard d’asiles de par le fait que c’est d’asile que j’écris, et ce depuis 1943, un renard qui s’écrivait renard du temps de son roman. Si j’écris qu’« il » est fictif, ça n’est point pour dénigrer le « sujet » ; c’est pour dire au travailleur social qu’il y a piège.

[…]

Mon projet, en écrivant ces lettres, est de t’épauler en tant que travailleur social. Les mots étant ce qu’ils sont, épauler a d’abord voulu dire rompre l’épaule. À propos de tous ces mots, je vais puiser dans le petit Robert. Et c’est une bonne manière de t’épauler que de te rappeler que Petit Robert existe. Si jamais tu avais l’habitude de prendre les mots au mot, Petit Robert t’aidera à tempérer cette confiance.

Mon projet de t’épauler n’est pas de te rompre l’épaule ni de te prendre pour un fusil. Mais puis-je t’offrir de puiser dans mon propre travail comme je te recommande d’aller le faire dans le Petit Robert ?
Je ne suis pas alphabétique ; rien n’est rangé dans mes propos.
Et le fait est que pour t’épauler, il me faut trouver appui moi-même et, te racontant tant bien que mal sur quoi je prends appui, il peut se faire que cet appui se prête à être commun, comme on le dirait d’un puits qui serait communal.

[…]

Et voici le dilemme proposé : deux chemins pour en arriver au commun ; l’un qui peut se dire communier, quel que soit le rite, communion ou communication, et coutumier si on veut bien entendre qu’au ressort de ce coutumier-là, il ne s’agit pas de prendre ou d’apprendre des habitudes traditionnelles mais de permettre d’asiler, infinitif créateur du groupe, asiler ne pouvant émerger que si repérer est traité avec le respect qui lui est dû, en tant qu’infinitif créateur du mode d’agir de toute espèce, agir étant réagir.

S’agirait-il d’un choix entre l’individu, lieu focal de la mémoire d’espèce, et le sujet, l’homme étant être de langage ? Il s’agit d’esquiver le sujet absolu, l’être de langage issu de l’éducation, seule garante de sa mémoire et donc de sa conscience, sujet conscient d’être dont le temps est à vrai dire fictif, alors que l’individu existe et vit à l’infinitif, si bien que son existence reconnue permet des incartades tout comme il arrive à l’océan d’en faire, lors de chaque marée, la marée n’étant pas lubie de l’océan, mais preuve de l’existence de la lune pour qui en douterait.

[…]

Parler d’éducation négative comme on le fait à partir des propos de J. J. Rousseau ne me suffit pas ; si cette proposition introduit une logique naturelle, elle laisse supposer qu’apprendre rien suffirait. Or c’est de ce rien que tout dépend, rien qui, au XVIe siècle encore, était chose réelle. Et il est vrai que la « chose réelle » ne s’apprend pas. Elle fourmille d’indices dont repérer est fort friand, riche d’une expérience millénaire, et pourtant désamorcé comme par précaution. La mémoire d’éducation est, sur ce rien qui chose réelle est, d’une vigilance avertie ; elle veille sur le tout, ce tout étant ce qui peut s’apprendre, ou plutôt ce qui peut « leur » être appris.

Il y a donc l’être appris, et cet individu que je te recommande tout comme je le faisais, du temps de la Grande Cordée, des énergumènes que j’envoyais en Auberge de Jeunesse, persuadé qu’un milieu nouveau et pour eux tout frais les désénergumènerait et chasserait leur démon plus efficacement que ne l’auraient fait nos litanies ou l’étalage de nos convictions.

Un des avantages de cet individu que je t’envoie est qu’il ne mange ni foin, ni pain. On ne saurait rêver hôte plus discret. Même pisser, il n’en a nul besoin. Il ne touchera à rien.
On t’a parlé de l’inconscient.
C’est de l’individu que je te parle, lointain prochain dont l’être est d’être tout ce que IL n’est pas.
Si tu acceptes sa présence dans ton espace, tu me seras reconnaissant un jour ou l’autre.

En cas d’énigme dans ton labeur quotidien, ce prochain-là t’aidera à la maintenir ouverte, et mieux vaut énigme ouverte qu’illusoire solution qui risque de t’entraîner à de fâcheuses et inopportunes résolutions. Si tant est que tu aies – ne serait-ce qu’un tant soit peu – confiance en sa proximité – prochaine serait mieux dire – tu seras préservé des effets pervers de l’interprétation qui te semble à portée et te fait dire et penser ce que l’éthologue en mal de communication fait dire à l’oie.

Tu sais ce que parler veut dire et tu sais mieux encore ce que veut dire qui ne dit rien. Tu supposes, ce qui est, à proprement parler, te poser dessus, te superposer, te substituer. Dans l’élan qui te porte à cette substitution tu n’en écoutes que l’intention.

N’oublie pas l’histoire de ce missionnaire envoyé auprès de peuplades fort sauvages et qui, pour saluer quelques indigènes comme il convient, a levé la main en signe de paix comme ON le fait chez nous. Il s’est fait sur-le-champ trucider. Les indigènes ignoraient tout de notre ON ; ils avaient le leur et ce que cet ON-là leur avait appris, c’est que main levée est signe de menace ultime.

presse

 

Nicolas Mathey, « Deligny, si particulier », L’Humanité, le 11/09/2017. Lire l’article

Géraldine Mosna-Savoye, dans l’émission Deux minutes papillon sur France Culture, le 24/01/2017. Réécouter l’émission

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