25,00 

256 pages, 32 images (noir et blanc)
format : 21,6×16,7 cm
couverture souple avec rabats
(existe en jaune et en gris)

publié avec le soutien du Centre national du livre (CNL)

ISBN : 978-2-9529302-1-5
date de parution : octobre 2008

 

 

Fernand Deligny

L’Arachnéen et autres textes


avant-propos de Sandra Alvarez de Toledo
postface de Bertrand Ogilvie

Description

 

En octobre 2007, L’Arachnéen publiait un recueil de 1848 pages intitulé Fernand Deligny. Œuvres. Malgré l’importance du volume, ces Œuvres n’étaient pas « complètes ». (La notion n’a pas plus de sens pour Deligny que pour les écrivains à qui l’écriture tient lieu de « vie ».) L’Arachnéen (auquel nous empruntons donc le nom de notre maison) fait partie des essais inédits que nous avions écartés, faute de place. Nous lui associons aujourd’hui un ensemble de textes datés de la même époque (1976-1982), auquel nous avons donné le titre d’un essai inédit, « Quand le bonhomme n’y est pas ». Outre ce texte, cet ensemble comprend la réédition d’essais publiés dans Les Enfants et le Silence (1980) et quatre textes parus dans les revues Spirali et Spirales.

L’Arachnéen date de 1981 ou 1982. Il appartient au genre de l’essai et propose des variations autour de la notion de réseau. Réseaux : le mode d’être autistique, les lignes d’erre et celles de la main, l’orné des gestes, l’écriture et la trace, la dispersion des lieux de séjour dans les collines  cévenoles, Janmari l’enfant autiste, un archipel imaginaire. L’Arachnéen est un mode d’être et un territoire complexe, inné, commun, qui permet de survivre, qui se déploie dehors, à l’écart des visions imposées et des normes du biopouvoir.

L’hostilité de Deligny à la psychanalyse portait essentiellement sur l’application caricaturale de la théorie freudienne. La seconde partie de L’Arachnéen et autres textes, intitulée « Quand le bonhomme n’y est pas », ouvre une perspective inattendue sur les liens entre son approche respectueuse, non invasive, sans interprétation ni « interpellation » (Bertrand Ogilvie) de l’autisme, et la psychanalyse ; entre l’espace-temps silencieux des aires de séjour, ouvert à l’agir et aux « circonstances », et la séance psychanalytique censée accueillir l’« inouï ». Deligny invite ici la pensée de Lacan, et leur commune acception d’un réel hors langage, ineffable.

L’Arachnéen et autres textes inclut un montage de photographies inédites de l’Île d’en bas, où se déroula la toute première expérience de vie avec des enfants autistes (1969) ; et un ensemble de lignes d’erre, également inédites, qui furent la ruse principale de Deligny pour déjouer le langage. Son œuvre, ces textes, sont inséparables de telles images, entre trace et mystère.

 

 

 

sommaire

 

Avant-propos

L’Arachnéen

L’île d’en bas. Cahier d’images

Quand le bonhomme n’y est pas
Ce voir et se regarder
L’agir et l’agi
L’art, les bords… et le dehors
Carte prise et carte tracée
L’enfant comblé
Ces excessifs
L’humain et le surnaturel
La parade
La liberté sans nom
Semblant de rien
L’obligatoire et le fortuit
Connivence
La voix manquée
Quand le bonhomme n’y est pas

Cartes et légendes

Postface

extraits

 

voir quelques doubles-pages

 

L’Arachnéen – Extrait

« 46

Laisser faire la nature n’est jamais qu’une manière de dire, à moins d’entendre qu’il peut arriver que le hasard, de la même manière, fasse bien les choses.

Je sais bien qu’il arrive à l’homme, tel que le pensent les philosophes éminents, de se targuer d’avoir été voulu par la nature et on voit qu’une telle nature n’advient que du vouloir dudit philosophe. Mais là n’est pas mon propos ; c’est du réseau que je parle et de rien d’autre ; nulle part ailleurs, le réseau étant lieu d’être sur et selon un certain mode.

Le réseau a-t-il une morale ? Il faut bien qu’il ait des mœurs, ces mœurs étant données comme est donnée l’écorce qu’il va falloir quelque peu récurer, tremper sans doute et maintenir à plat grâce à quelques pierres posées aux bons endroits et qui pourraient être enlevées dès que l’écorce aura pris le pli, oubliant d’où elle vient, et devenue un pan qui semble bien avoir perdu la mémoire du tronc d’arbre qu’il protégeait et dont il était issu et donc de son rôle.

Ces deux rôles qui, pour l’écorce, correspondent à deux moments successifs, coïncident, pour le réseau, dans le même moment. Étant réseau, il est support, non pas qu’il faille supporter la présence des enfants.

Étant réseau, il est pan dans l’espace, minuscule parcelle de l’écorce terrestre. Cette parcelle, nous ne l’avons pas découpée, nous ne l’avons pas enlevée du reste de l’écorce ?

Il faut y regarder de plus près.

Il est arrivé que l’aire de séjour soit comme maintenue par des pierres, posées comme autant de dérives dans le coutumier, ne serait-ce que pour nous aider à tenir compte de leur présence alors qu’elles ne marquaient rien, que ces pierres n’étaient pas des bornes sinon qu’elles semblaient marquer la limite entre deux modes d’être, le nôtre et celui des enfants. Ces pierres nous aidaient à agir nous-mêmes ces détours sans lesquels les trajets nécessaires dans le cours du faire restaient les nôtres et n’offraient guère d’attrait pour des gamins qui semblaient nous regarder de par-delà notre monde jonché d’intentions. Et cette parcelle d’écorce – terrestre – nous en sommes arrivés à la détacher en lui faisant subir une modification de grandeur ; il s’agissait des cartes où se voyaient, tracés, l’ensemble de nos trajets coutumiers et, sur ce fond, les lignes d’erre, trace des trajets des enfants et surtout ceux dont le projet nous échappait.

Où se voit qu’au geste près nous étions proches des aborigènes de la Terre d’Arnhem, mis à part le fait que ce qui apparaissait n’était pas une tortue, ni d’ailleurs un crocodile ni une raie.

Était-ce là l’arachnéen ?

On pourrait le croire en regardant ces cartes abandonnées une fois faites comme le sont les peintures sur écorce. Les lignes tracées à l’encre de Chine évoquent à n’en pas douter une toile d’aragne traversée par quelque bourdon affairé et les lignes pendent comme des cordages à bord d’un bateau dont les voiles ont été arrachées par la tempête.

 

47

Si l’arachnéen évoquait une période préhistorique comme le moustérien nous parle de l’homme de Neandertal, il nous faudrait parler de l’homme de Graniers ou de l’homme du Serret suivant le nom du lieu-dit de l’aire de séjour où des cartes ont été tracées.

Or tout homme de n’importe quel lieu-époque est homme de réseau, à ceci près que si le réseau est le nom de quelque chose, cette chose, nous l’ignorons, nous ne l’avons jamais vue.

L’aborigène a vu des tortues et même si, alors qu’il peint sur l’écorce, son projet n’est pas vraiment de la représenter telle qu’elle est, de la tortue il s’en inspire. Où se voit que le réseau est autre chose que la tortue même si je vais jusqu’à dire qu’il ne serait pas tellement étonnant qu’il soit de même nature ; mais alors s’agit-il de la vraie tortue aquatique mais arrêtée dans son mouvement et figée dans son rôle d’emblème – mot dans lequel se déversent le représentatif et le symbolique – ou s’agit-il du fait que tracer-peindre est dans la nature – de l’être humain en l’occurrence. Si tracer-peindre est dans la nature de l’homme, il se peut que tramer y soit tout autant ; mais tramer quoi ? Le mot qui risque d’intervenir d’emblée est relations ; il s’agit de tramer des relations entre les uns et les autres ; mais encore faut-il alors que l’un se distingue de l’autre.

À regarder vivre des enfants autistes, cette capacité de se distinguer – de l’autre – ne semble pas toujours donnée.

Et le seul fait que l’une ou l’un d’entre nous insiste pour que l’agir tourne à faire provoque bien souvent, de la part du gamin, un attachement tel qu’il n’est pas abusif de dire que le gamin se met à tenir à cet autre-là dont, à l’évidence, il ne se distingue pas ; à cet autre il y tient non pas plus qu’à lui-même ; cet autre est ce lui que le gamin n’a/n’est pas. Et si deux gamins autistes vivent de compagnie et de manière coutumière, la relation qui s’établit ne s’établit pas à vrai dire entre eux mais entre les choses et eux ; il est flagrant que les choses ont la priorité certaine, les choses et non pas les choses inertes, mais les choses en mouvement, les choses et leur mouvement, les choses dans leur mouvement, les choses et leur mouvement coutumier étant apparemment la même chose.

Les choses et leur mouvement seraient donc le troisième terme ? Encore faudrait-il qu’entre ce terme-là il y en ait deux autres, ce qui n’est pas évident.

Envers ce troisième terme l’attachement est tel – comme il en était tout à l’heure de l’attachement envers l’une ou l’autre d’entre nous – qu’il n’est pas évident que, de ce mouvement réitéré des choses, les gamins s’en distinguent, voisinant l’un l’autre, et l’agir leur advenant comme pour permettre au mouvement réitéré des choses d’avoir lieu, quitte à intervenir tour à tour, soit de leur propre main, soit en maniant la main de l’autre comme nous le ferions d’un instrument.

 

48

En passant tout à l’heure près d’une marmite de bonne taille qui n’est utilisée qu’assez rarement, mon œil a été surpris de voir la trame de très fins fils d’aragne accrochés là où il y aurait eu une peau si la marmite avait été un tambour.

J’étais en train d’écrire ces pages et j’ai cru voir – ou presque – la trace des gestes coutumiers afférents à l’usage de cette marmite.

Il y avait là une coïncidence qui m’a touché à l’endroit où on pourrait croire qu’écrire se trame.

Le soleil faisait miroiter les fils qui n’étaient guère perceptibles que de par ces reflets, cette luisance irisée.

On parle quelquefois de l’ironie du sort et pourquoi le hasard ne serait-il pas capable de quelque malice ?

À force d’écrire le mot, je voyais l’arachnéen comme le sorcier yaqui voit les fils qui rattachent les uns aux autres.

Que les gestes qui ont pu avoir lieu dans le temps – et le temps c’est quand même de l’espace, le vaste rond de la marmite aux flancs noircis est un espace – persistent sous la forme d’un fil irisé suppose l’existence d’une certaine mémoire ; encore faut-il se demander ce qu’un mot peut vouloir dire. D’aucuns pensent que l’inné, l’ensemble des comportements spécifiques, n’est rien d’autre qu’une mémoire où se sont accumulés les comportements qui ont été, dans leur temps, innovés sur le moment, des initiatives qui s’étant avérées fructueuses s’ancrent dans les manières d’être des individus à venir de cette espèce-là ; ainsi s’expliquerait le génie de chaque espèce ; explication de bon sens ; restent que des bons sens possibles il y en a toujours un certain nombre et se mettre au carrefour de toutes ces voies de bon sens n’est pas une situation plus confortable que d’en choisir une et d’aller jusqu’au bout voir où elle mène, sans oublier que cette voie-là vous emmène dans le sens inverse que celui de la même voie si on l’avait prise dans l’autre sens.

Qu’en est-il de l’inné ne m’avance pas.

Tout ce que je peux dire c’est que lorsque la conscience est éclipsée, ce qui apparaît surprend et vaut la peine d’être regardé un peu de la manière que le sont les éclipses de soleil – et il faut courir aux quatre coins du monde car chacune ne se voit que d’un certain point – qui, à chaque fois, nous en apprennent sur ce qu’il en est de ce soleil que nous croyons voir alors que nous n’en voyons guère que notre aveuglement.

J’en étais donc à regarder l’humain dans une marmite aux flancs noircis par l’usage que nous faisons du feu de bois, me laissant prendre au mirage d’y voir les traces irisées des gestes réitérés d’où s’évoquent aussi bien les gestes rituels, les stéréotypies symptômes d’autisme, et l’art. […] »

 

L’enfant comblé – Extrait

« Ce qui nous arrive, c’est de vivre proches d’enfants autistes qui vivent la même vie que nous, très coutumière. Enfants, ils ne le sont guère, bien qu’ils aient cinq ou dix ans d’âge. Ils sont « autistes » comme on dit. Ils vivent là, proches, là étant l’une ou l’autre des aires de séjour d’un petit réseau. Il y a donc cinq ou six là, et dans chaque là, quelques-uns de nous et quelques-uns d’eux, autistes, dépourvus de ce pérorer qui nous incombe.

Je n’utilise pas ce terme de pérorer avec la résonance péjorative que le dictionnaire signale. Cet infinitif, bâti autour de ce qui évoque cet orifice où se forme le langage, me semble convenir pour évoquer ce qui distingue n’importe lequel d’entre nous et l’un ou l’autre des enfants, là. Si je fais ressortir le là, chaque fois qu’il se présente, c’est bien pour le présenter en tant qu’entité qui ne figure pas au Panthéon des entités célèbres. Une lettre minuscule en initiale y suffira donc : topos.

Alors, les « comprendre », ces enfants-là ? Leur manifester une compréhension qui serait comme une embrassade d’intention généreuse ? On se doute bien que c’est le premier élan qui nous vient ou plutôt nous est venu, et puis cet élan vague s’est retiré, comme il en est d’une marée. Noyés par cette vague, ils l’étaient déjà, ou quasiment. Restait, à découvert, entre nous et eux, le là : topos.

Quand je dis : entre, je ne veux pas évoquer une barrière, mais, au contraire, que nous avions au moins, en commun, topos, l’aire de séjour, dehors.

Un élan de compréhension qui se heurte à cette désinvolture qui est commune aux « enfants » autistes, et qui fait drame à la maison, a tendance à s’accroître pour submerger l’obstacle. Nous aurions pu être portés à un surcroît de compréhension, et c’est souvent ce qui leur arrive, à ces enfants-là, dont on dit d’ailleurs qu’ils comprennent tout, ce à quoi il faudrait ajouter : et le reste.
Car il y a un reste.

Un peu lassés de ces excès de compréhension dont il était flagrant que l’enfant n’en pouvait plus, d’être compris, et alors c’était de l’invivable qui se faisait jour, nous nous sommes mis à penser que topos pouvait être le lieu du reste, c’est-à-dire de ce qui semble réfractaire à la compréhension qui, ne l’oublions pas, sous couvert d’embrassade, nous parle de ces idées qu’un signe représente. Dire que la compréhension ne peut s’exercer qu’en supposant une signification fait apparaître qu’il y faut du sup-posé. Or, ce « sup » qui vient se poser sur l’autre ou à sa place est bien l’à-faire, l’apport de cette compréhension qui redouble quand elle se heurte à du réfractaire : nous avons donc, délibérément, fait le sacrifice du « sup », nous l’avons déposé hors des aires de séjour, afin que topos reste propre et permette une recherche que nous menons, le plus proprement possible, depuis dix ans, ce qui est vraiment fort peu de temps. Quant au nombre d’« enfants autistes » qui ont vécu là de la même vie que nous, il doit friser la soixantaine. Nous nous sommes mis à transcrire, sur des feuilles transparentes, les trajets des uns et des autres, lignes d’erre, et puis ces lignes, ces traces, nous les avons gardées et regardées, et nous les regardons toujours, par transparence ; certaines datent de dix ans, et d’autres sont de la semaine dernière. Pour la plupart, il y a bien longtemps que nous avons oublié le de qui sont-elles, ces traces. Cet oubli nous permet de voir « autre chose » : le reste, réfractaire à toute compréhension.

Loin d’en être déçus, nous en étions plutôt soulagés. Cette espèce d’embrassade laissait la place à un respect que nous trouvions de meilleur aloi. Respect de quoi ? D’une évidence qui va se précisant. Nombreux sont les « chevêtres » qui apparaissent dans la transparence des feuilles où sont transcrites les lignes d’erre, les « chevêtres » étant des là où les lignes d’erre se recoupent, s’entrecroisent, dans l’espace et à travers le temps. Il est manifeste que, par bien des aspects de leurs manières d’être, transcrites en trajets, ces enfants-là ne font qu’un, manière de dire qui pourrait prêter à confusion ; disons qu’apparaît ce qu’ils peuvent avoir de commun.

Nous avons donc, d’une part, ce pérorer qui nous incombe, et que nous avons en commun, et ce repérer, si on veut bien admettre cet infinitif primordial commun aux enfants dépourvus de ce pérorer qui serait ce par quoi l’homme se distingue de ce qui est dit le règne animal. Repérer ne fait pas mystère. Il est notoire qu’un « enfant autiste » ne (nous) regarde pas ; c’est « z’yeuter » qu’il faudrait dire pour évoquer cette manière qu’ils ont de voir sans regarder. Il y a ce voir et se voir. Il ne s’en faut que d’un caractère, dont l’un est un peu tordu, pour que s’évoque ce que j’appelle la fêlure entre le point de vue nôtre – ce qui peut se voir – et le « point de voir » d’un « enfant autiste ». Contrairement à l’inconscient dont j’ai entendu dire qu’il n’avait pas (de) lieu, cette fêlure que j’évoque a lieu : topos, et pour ce qui nous concerne, il y va d’une aire où se mènent une vie coutumière et une recherche, les deux allant de pair.

Pour en revenir à cette compréhension dont j’appréhende qu’elle n’existe qu’à partir d’un abus de signification, je m’en réfère à une phrase extraite de la présentation d’un livre récent : « Dès sa naissance, un petit d’homme est un être de langage […] » ; « si petit qu’il soit, un enfant à qui sa mère ou son père parlent des raisons qu’ils connaissent ou qu’ils supposent de sa souffrance… », etc. Où apparaît ce supposé dont on peut penser qu’il faut bien qu’il soit de mise envers un enfant qui s’apprête au pérorer. Reste que quelque chose m’étonne dans la formulation : « un petit d’homme », qui résonne en terme d’espèce, alors que c’est bien l’image du bonhomme évolué que l’enfant va devoir (s’)incorporer. Ce qui apparaît en clair à regarder nos cartes, je veux dire la fêlure entre ce voir et se voir, la voilà donc comblée, et la mémoire ethnique supposée devoir – et pouvoir – se substituer à la mémoire spécifique.

Ce que je voulais dire en parlant d’enfant comblé, et pour jouer de l’accent, comme d’autres jouent de la virgule – et on sait bien que ces signes typographiques sont les moindres signes – c’est que l’enfant apparaît comme étant le comble du « bonhomme », de la même manière que le poète dit que la femme est l’avenir de l’homme. J’ai parlé de typographie, à propos de cet accent qui est le moindre signe, alors qu’il nous faut revenir à une topographie : celle des aires de séjour où apparaissent ces chevêtres où se manifeste ce qu’il y a de commun à ces enfants-là. J’ai souligné le se tout à fait insolite qui n’advient là que comme effet de langage : où va se retrouver la fêlure qui passe entre une manière d’être manifeste et une manière d’être manifestée, la compréhension exigeant, serait-ce sournoisement, que, dans toute manière d’être, il y ait du manifesté, autrement dit que ça fasse signe. Or, l’existence même du signe, serait-il le moindre, nécessite l’acceptation d’une convention qu’il nous faut bien alors supposée admise, acquise ; d’où la torsion de ce caractère qui nous permet de penser que ce repérer est un se repérer. Là disparaît le commun au profit de cet un et de cet autre sans quoi pérorer a lieu pour ainsi dire dans le vide.

Quand je parle de ce commun-là, on voit bien qu’il n’y va pas du commun des mortels. Rien ne permet de penser que ce commun-là est conscient de l’être, mortel, ou mieux : de l’être-mortel. À partir de quoi certains me diront qu’il n’y a point d’être. De même que « un petit d’homme est un être de langage » peut se dire : un petit d’homme ne peut être – et ne peut naître – que de langage.

Tout se passe comme s’il fallait prendre parti. Car enfin, c’est de nature que je parle en parlant d’espèce et de ce repérer qui relèverait de la mémoire spécifique supposée avoir été supplantée par la mémoire ethnique. Or, la nature, et ce qu’elle peut avoir d’immuable est, pour les gens de progrès, vouée aux gémonies. Ce faisant, ce qu’oublient les progressisants, c’est que pérorer a une fonction elle aussi immuable, qui peut se dire, au plus simple, trancher dans le commun, afin de séparer l’un de l’autre, et que chacun puisse se conjuguer, ce qui peut vouloir dire tenter de ne faire qu’un avec quelqu’autre ou se réciter, verbe incarné, passé, présent, futur. Il est flagrant que le temps, sur les aires de séjour, ne se conjugue pas. C’est l’infinitif qui règne, étant « le temps » hors du temps, la mémoire spécifique réagissant toujours au maintenant là – topos –, ce qui a pu advenir, « dans le temps », à chaque individu, n’ayant qu’une importance tout à fait secondaire par rapport à ce qui affleure, comme par réflexe, au manifeste. […] »

 

La voix manquée – Texte intégral

« Certes, il y a la voix et, pour ne se fier qu’au son, il y a la voie.

La voie est faite pour aller alors que la voix semble faite pour parler.

On pourrait donc penser qu’il y a eu la voix grâce à quoi parler est advenu.

De même il y aurait la voie et il ne reste plus qu’à aller où elle mène.

Suivre la voie tracée est donc à la portée de l’être le plus humble.

Or, à regarder vivre un être autiste, on s’aperçoit que, pourtant pourvu de l’organe adéquat, il reste sans voix si on accepte ce que dit le dictionnaire que la voix est l’organe de la parole.

Il y aurait donc l’organe et il y aurait la parole ; un être autiste peut fort bien donner de la voix. Il est arrivé que celui dont je vis proche depuis longtemps aboie en glapissant et donc plutôt comme un renard que comme un chien.

Pourquoi avait-il choisi cette voie-là de faire comme le renard plutôt que comme pérémère ?

Les paysans du voisinage prenaient donc leur fusil et se mettaient aux aguets du prédateur.

S’il voulait se faire entendre de nous, quel étrange détour. Il paraissait d’ailleurs tout à fait content et s’en donnait à cœur joie.

Et on voit bien comment, si on l’avait trouvé aux abords d’une forêt profonde, nous n’avions plus qu’à écrire la légende de l’enfant-renard.

On en a écrit bien d’autres.

Reste l’étonnement devant l’étrange usage de cet organe nôtre. Mais tel est peut-être le sort des organes de ne pas toujours se conformer à l’usage tracé, pour en revenir à la voie, par les prédécesseurs.

La voix est trace ? Si oui, cette trace, il faut l’emprunter. Mais on sait bien que l’obligatoire invite à l’esquive ; d’où la liberté.

Mais toute trace invite à l’esquive ; l’être autiste en présence de la voie innove des détours pour le moins saugrenus où pourrait se voir l’exercice d’un certain esprit d’initiative.

Nous pourrions nous contenter d’une telle interprétation et nous réjouir de ce que l’être autiste ne soit pas être de procession.

Ceci dit, si au lieu de nous contenter de ce qui nous semble, nous étudions les traces de ces détours qui esquivent la voie, nous nous apercevons qu’ils coïncident plus souvent qu’il ne le faudrait s’il ne s’agissait que d’un hasard avec des chemins disparus et donc des trajets d’antan dont nous n’avions pas connaissance.

Voilà donc l’être autiste devenu pèlerin, ce mot ayant voulu dire étranger avant de vouloir dire voyageur.

Étranger, l’être autiste ?

C’est le moins qu’on puisse en dire ; le moins et peut-être le mieux.

Mais se peut-il qu’un étranger le soit au point de n’éprouver aucun attrait pour notre voix et que, ne faisant point usage de la sienne, il nous laisse, à son égard, démunis de l’usage de la nôtre ?

C’est pourtant bien ce qui arrive, à ceci près que nous n’entendons pas être privés d’un droit dont la vogue devient considérable.

La voix que nous ne pouvons pas donner, nous allons nous en servir pour interpréter l’étranger ?

Mais l’étranger n’est pas une langue.

Il s’agirait de deviner ce que l’être autiste peut vouloir ?

Et si, de tout vouloir, il en était dépourvu ? On voit bien alors qu’intervient
l’a priori de la semblabilité, ce qui efface, pour une bonne part, le respect dû à l’étranger et même la simple reconnaissance qu’un être humain étranger puisse être. Considérer l’autre comme semblable – à soi – est un honneur dont le poids a écrasé tant d’ethnies vivaces que l’idée survient de retenir la charge.

Lorsque la voix manque, l’individu est donc privé de pouvoir s’exprimer – alors que s’exprimer est devenu le privilège le plus précieux que tout le monde – paraît-il – revendique – ou devrait revendiquer.

Mais c’est ne voir de la voix que le bruit qui, de l’individu, en sort.

Si la voix manque, elle ne pénètre pas dans l’individu. Or, avant d’en ressortir, encore faut-il qu’elle soit rentrée.

Il semble bien que si, à l’être autiste, la voix manque, c’est qu’en tant qu’être, la voix l’a manqué – ou qu’il a manqué la voix, comme on le dirait d’un joueur qui n’aurait pas été à son poste pour recevoir la balle et la renvoyer.

 

Il a raté la voix ou la voix l’a raté.

Mais comment peut-on dire alors que l’être autiste se tait ? Autant dire du joueur qui n’était pas là lorsque la balle est arrivée qu’il ne veut pas la renvoyer ; comment pourrait-il renvoyer quelque chose qu’il n’a pas reçu ?

Ce dont on s’aperçoit, lorsque la voix manque, c’est que l’organe persiste et les sons modulés prouvent que les cordes vocales sont bien là et qu’elles vibrent.

Mais on s’aperçoit aussi d’autre chose ; c’est qu’à la place de l’instrument que l’usage délaisse, il en pousse un autre et qui, curieusement, n’est pas destiné à prendre le relais de celui qui se trouve hors d’usage.

Or, pour ce qui nous concerne, de cet instrument, nous sommes bien incapables d’en jouer et on peut se demander si ça n’est pas l’existence de cet instrument qui a fait que l’individu – autiste – était bien incapable de recueillir la voix ; si bien que l’être autiste ne serait plus celui à qui il manque quelque chose ; il serait pourvu de quelque chose en trop, quelque chose qui pourrait se dire un sens exacerbé des coïncidences.

Et l’usage de cet instrument fait de l’être autiste un être auquel rien ne manque. Pour lui la réalité est parfaite et, comblé, il n’en demande pas plus ; et c’est justement parce qu’il ne demande rien qu’il ne perçoit pas la réponse.

On me dira que c’est là grand dommage  si je me fie au sort réservé à ceux qui sont étrangers – mais étrangers à qui ? à nous ? plutôt étrangers au langage qui devient alors la patrie de l’homme.

Si je regarde vivre sans me prendre comme étalon l’être autiste proche quand il regarde une goutte d’eau qui se faufile sur les pierres d’un mur, il me semble évident qu’il n’attend rien d’autre de rien, ni de personne ; surtout pas de quelqu’un d’autre dont il peut toujours craindre que cet autre se mêle de ce qui ne le regarde pas, y compris de son bonheur. De tout ce que la voix peut permettre, il n’en a cure.

Dans un lieu nouveau, il explore avec minutie. Il ne demande toujours rien. Peut-on dire qu’il s’attend à trouver, qu’il cherche ? S’il nous arrivait d’agir comme lui, c’est qu’en effet nous chercherions ; mais on voit bien ce que chercher suppose ; explorer d’ailleurs n’est pas non plus le bon mot ; mais j’en ai fait mon deuil ; aucun mot, jamais, aucune manière de dire, ne conviendront à ce qu’il peut en être d’être sans voix et pour une raison toute simple ; c’est que, pour ce qui nous concerne, la voix nous dicte et il n’est pas étonnant qu’elle se retrouve dans nos propres usages qui peuvent alors se dire assez aisément.

Il faudrait donc entendre qu’explorer est un infinitif qui n’aurait pas de fin, ce qui n’enlève rien – et c’est même tout le contraire – à la minutie scrupuleuse de l’investigation.

Ceci dit, l’exploré c’est de telle manière qu’il s’avère, bien des années plus tard, que la moindre chose repérée peut s’évoquer par coïncidence avec une autre chose repérée dans ce que nous disons être le présent.

L’extraordinaire subtilité de ce « sens » des coïncidences nous déconcerte et provoque, bien souvent, que ce qui est agi par l’être autiste est tout à fait inopportun – de notre point de vue.

Mais on voit bien ce qu’il en est de l’opportunité ; il s’agit du port.

L’être autiste, au port, il y est, depuis toujours ; il n’a aucun projet d’atteindre quelque port que ce soit.

C’est la mort ; ou c’est la sagesse.»

auteur

 

Fernand Deligny

 

Fernand Deligny naît en 1913 à Bergues, dans le Nord, près de la frontière belge. Son parcours se partage grosso modo en trois périodes. Une première (1937-1947) pendant laquelle il – se distingue par son action « libertaire » des méthodes du renouveau éducatif instaurées par l’administration de Vichy. Une deuxième (1947-1962) au cours de laquelle il crée et dirige La Grande Cordée, « association de prise en charge en cure libre », à Paris puis de manière itinérante, dans le sud-est de la France. Après une parenthèse de quelques années, il retourne dans les Cévennes, en 1968 et  fonde une structure d’accueil alternative réservée aux enfants autistes. Il meurt dans les Cévennes en 1996, dix ans après la fin du réseau.

De son vivant il publie une quinzaine d’ouvrages et signale ses tentatives éducatives par la publication régulière d’articles dans des revues spécialisées (éducation, éducation populaire, psychiatrie, cinéma). L’expérience de l’autisme l’oriente vers une recherche au croisement de l’anthropologie et de la philosophie, et lui inspire une réflexion incessante sur le langage, l’espace, l’asile, l’humain, l’espèce. Il invente des « lieux de vie » qui anticipent et se distinguent des « communautés thérapeutiques » par un usage pensé de l’espace et le recours à des pratiques artistiques, le tracé, la cartographie, le cinéma, la vidéo. Ses derniers essais concernent l’image ; une image involontaire, autiste, dit-il, qui ne s’imagine ni se prend. Quelques années avant sa mort, il entreprend une autobiographie sans fin (vingt-six versions, deux mille cinq cents pages manuscrites), L’Enfant de citadelle.

presse

 

Catherine Jourdan, L’Humanité, 25 février 2009. Lire

Michel Plon, La Quinzaine littéraire, 16-31 décembre 2008. Lire

Gwilherm Perthuis, entretien avec Sandra Alvarez de Toledo, Hippocampe, novembre 2013. Lire

traductions

 

En 2015, plusieurs traductions de L’Arachnéen et autres textes ont paru.

The Arachnean and Others Texts, traduit en anglais par Catherine Porter et Drew Burk, Minneapolis (USA), éditions Univocal, 2015.
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O aracniano e outros textos, traduit en portugais par Lara de Malimpensa, São Paulo, éditions N-1, 2015.
Site de l’éditeur

Lo arácnido y otros textos, traduit en espagnol par Sebastián Puente, Buenos Aires, éditions Cactus, 2015.
Site de l’éditeur

Livres associés à l’auteur :