16,00 

traduit de l’arabe par Marianne Babut
et de l’anglais par Cyril Béghin

176 pages, 2 images (noir et blanc)
format : 21,5 x 16,5 cm
couverture souple avec rabats

publié avec le soutien du Centre national du livre (CNL)

ISBN : 978-2-37367-024-0
date de parution : 15 janvier 2025

Yassin al-Haj Saleh

Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil…
et le monde


avec une préface de Catherine Coquio

Description

 

Yassin al-Haj Saleh (né en 1961 à Racca) est un écrivain et essayiste syrien, l’un des principaux intellectuels opposants au régime des Assad. Il a passé seize ans en détention sous Hafez al-Hassad. En juillet 2013, il a quitté la Syrie pour Istanbul, puis pour Berlin où il vit actuellement en exil. Le 9 décembre 2013, son épouse Samira al-Khalil a été enlevée dans la zone insurgée de Douma, avec la jeune avocate Razan Zaitouneh, son mari Wael Hamadeh, et Nazem Hammadi, tous militants des droits de l’homme. Elles et ils n’ont pas réapparu depuis. Yassin al-Haj Saleh est l’un des membres fondateurs de la revue syrienne Al-Jumhuriya ; il a publié de très nombreux articles et une dizaine de livres, parmi lesquels trois ont paru en français : Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, aux Prairies ordinaires en 2015 (désormais disponible en version numérique à L’Arachnéen), La Question syrienne, chez Actes Sud en 2016, et Lettres à Samira, aux éditions des Lisières en 2021.

Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde se compose de trois textes et d’un long entretien. L’ensemble est préfacé par Catherine Coquio.

Les trois textes (2017 et 2021) ont pour thème central les dimensions relatives de la liberté, analysée par Yassin al-Haj Saleh au prisme du « moi », de la « maison », de la prison (l’auteur parle de « prison consentie », gage d’une certaine forme de liberté), de l’exil, et des formes multiples de « l’illiberté » : « la liberté dont jouit le monde de l’exception au-dessus de la loi, écrit-il, est intrinsèquement liée à l’illiberté que subit le monde de l’exception en-dessous de la loi. » Comme l’écrit Catherine Coquio dans sa préface, ces textes « forment un plaidoyer pour la liberté comme acte, mouvement, processus d’affranchissement ou de transformation, puissance de changement ou de sortie qui se décline en postures ou démarches à la fois créatives et destructives : rébellion, transgression, sacrifice, arrogance, respect, vagabondage, exploration… […] Yassin al-Haj Saleh propose des réajustements de la pensée et des redéfinitions de la philosophie, et désigne des domaines contemporains d’infra-liberté (survie) et de supra-liberté (vie souveraine) entre lesquels la liberté existe bien, mais « en état de siège ».

Dans l’entretien qui suit (2021-2022), Yassin al-Haj Saleh répond aux questions de Catherine Coquio et Nisrine al-Zahre. Avec, en arrière-plan constant de sa réflexion, « l’hermétique absence de Samira » et la dévastation de son pays par la guerre et la dictature des Assad, il aborde des questions diverses : l’apparition en Syrie d’une nouvelle écriture, masculine et féminine (il parle d’« écriture peuplée »), directement issue de l’expérience de la guerre et de la prison et comparable à la « littérature de témoignage » liée à la Shoah ; son espoir dans l’avènement d’une communauté qui donne du sens à la souffrance (il relève l’origine commune, en arabe, de ces deux mots) ; la nécessité de combattre le nihilisme du pouvoir dictatorial comme celui des islamistes ; l’analogie de l’organisation de la révolution syrienne avec celle de la Commune ou avec le modèle « conseilliste » ; sa lecture critique d’Hannah Arendt ou de Giorgio Agamben ; l’impératif d’écrire une « tragédie de l’oubli », etc.

Après avoir décrit le milieu des réfugiés politiques syriens dans lequel elle a rencontré Yassin al-Haj Saleh, Catherine Coquio analyse en détails le rôle de son expérience carcérale dans son « marxisme anti-stalinien », et celui de la disparition de Samira al-Khalil dans sa lutte contre les processus d’absentéisation imposés par les régimes de terreur. Elle évoque notamment l’un de ses ouvrages (inédit en français), Le Livre de l’atroce, qui relève comme l’ensemble de ses essais, dit-elle, du témoignage, et de la « vie insurmontable » qui anime la pensée de Yassin al-Haj Saleh.

Catherine Coquio est l’auteure de À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous (Actes sud, 2022), dans lequel elle consacre un chapitre à Yassin al-Haj Saleh. Elle a co-dirigé Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), paru au Seuil en 2022. À L’Arachnéen, elle a publié La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les oeuvres en 2015, et un essai consacré au livre d’Otto B. Kraus Le Mur de Lisa Pomnenka, intitulé « Le leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau », 2013.

Nisrine al-Zahre est syrienne, linguiste, membre du comité de rédaction de la revue Al-Jumhuriya, et directrice du Centre de langue et de civilisation arabes à l’Institut du monde arabe.

 

extraits

 

Extraits de la préface de Catherine Coquio, « Une liberté en état de siège » :

« On est parfois tenté de voir en Yassin al-Haj Saleh un martyr du sens qui aurait fait le choix de la vie. Sune Haugbolle a fait de lui en 2015 un portrait du penseur en Sisyphe. Ses pages sur la prison consentie, le rôle qu’ont eu la prison mais aussi la perspective de sortie dans la construction d’une “culture de l’espoir”, montrent combien celle-ci l’a emporté sur le ressentiment, et combien cette culture est politique. Elles résonnent dans “La liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde”. Travailler à “l’élargissement” de soi et du “périmètre de la pensée”, c’est poursuivre la dynamique transformatrice de la vie. L’écrivain s’y essaie livre après livre, armé des outils du langage, créant sa langue, et cette ivresse ascétique est une aire inépuisable de liberté : ainsi s’explique l’effort sisyphéen. »

 

« Dans tous les écrits de Yassin al-Haj Saleh on retrouve (…) une volonté implacable de combler les lacunes épistémiques et faillites de la représentation qui marquent cette partie du monde appelée “Moyen-Orient”, et singulièrement la Syrie. Il fait de lui-même, de sa vie, de son corps, de son cerveau, de sa langue, un pont contre toute rupture cognitive et “trou” dans la représentation : cette “écriture pont”, un pont fait de chair, de sang et parfois de larmes, travaille à inscrire la Syrie dans le monde et dans une dimension d’universalité (…) Il forge un langage analytique intrépide, capable de désigner fermement des seuils d’acceptabilité – “il n’est plus acceptable de ne pas comprendre” – et de proclamer la puissance légitime de l’émotion dans le processus de compréhension. (…) Son effort propre consiste à vouloir transformer sa propre expérience intense en concepts et catégories nominales, et à inviter à faire de même les individus invisibles. (…) Son oeuvre est un “manifeste de l’étonnement” et une résistance à l’indicible et au déterminisme. »

Nisrine al-Zahre, citée par Catherine Coquio dans sa préface. Le texte est tiré de Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam-Bey, Seuil, 2022.

 

Extraits de « La liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde »

« En nous dérobant la liberté, la prison nous dérobe à la possibilité du danger. Elle nous protège du péril de la liberté. Hors de la prison nous rencontrons d’autres personnes : nous échangeons des mots, des choses, de l’intimité. Nous pouvons également participer à des guerres. Selon Claude Lévi-Strauss, les cultures se forment par l’échange de mots, de biens et de femmes, c’est-à-dire par le langage, les productions matérielles et les liens de parenté – mais il oublie les échanges par la violence. Le contact avec d’autres peut donner lieu à une nouvelle culture et élargir le champ des échanges, comme il peut déclencher un conflit ou une guerre. L’expérience nous apprend que plus les personnes évoluent dans de vastes réseaux et se mêlent aux autres, plus elles sont à même de développer des univers intimes riches et élaborés. Ceux qui se mélangent moins sont plus pauvres, plus “primitifs”. Les cultures les plus inventives sont celles qui se mélangent et apprennent des autres.

La liberté mène à la culture ou à la guerre. La culture est la transformation du dehors en dedans, en chez-soi. Elle cartographie des territoires à ce jour inconnus et, au fil des échanges, fait de personnes d’abord étrangères des proches, ou des partenaires. N’y a-t-il pas là une contradiction ? La liberté, c’est quitter la maison, franchir la barrière, partir au loin. Au fur et à mesure que nous répétons cet acte, nous arpentons de nouveaux territoires, nous apprenons à les connaître, et en annulant ainsi le caractère barbare du dehors, nous faisons de ce dehors une maison ou une extension de notre maison. (La liberté semble donc tentée par la transgression ; il lui en faut peu pour se lancer dans de nouvelles et dangereuses aventures.) À la sortie initiale succède une autre – destinée cette fois à investir les lieux, à les organiser et s’y implanter. La culture naît de cette seconde sortie : c’est après elle, lors du retour à la maison, que se forment les usages et les coutumes. Lors de cette seconde sortie – qui nous familiarise avec les “étendues sauvages” et en dresse la carte –, il semble que nous emmenions notre maison avec nous, ou que nous l’agrandissions : nous n’en sommes pas sortis, nous l’avons emmenée avec nous. S’agit-il encore d’un acte de liberté ? Lorsque nous agrandissons le monde connu pour y inclure des espaces qui, auparavant nouveaux et étrangers, sont désormais proches et familiers, est-ce que nous n’annulons pas notre liberté ? Oui. La liberté, c’est l’inventivité, tandis que la culture, c’est la répétition. Nous nous libérons, nous allons plus loin – jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de lointain et que nous ayons tout arpenté. À cet instant, notre monde se referme sur lui-même et devient une prison. (Nous en concluons qu’il n’y a pas de liberté possible dans ces mondes connus et familiers que sont les nations ; la liberté consiste à s’en affranchir.)

[…] Quand il est interdit de sortir de la maison, la maison cesse d’être une maison. Elle devient une prison et nous devenons des prisonniers.

Mais quand nous sommes “emprisonnés” hors de la maison ? Et qu’il nous est interdit d’y revenir ?

L’emprisonnement hors de la maison est une dépossession. Quand cette maison est la maison politique (la nation), l’emprisonnement au dehors et l’interdiction du retour sont synonymes d’exil. Nous perdons une fois de plus la liberté, car même s’il nous est possible de nous déplacer, nous n’avons plus le choix de revenir. Or la liberté est une sortie dont on sait que l’on peut revenir. La maison et son environnement sont des points de repère, le monde que nous connaissons pour l’avoir arpenté et balisé. La maison et son environnement sont deux éléments fondamentaux dans la structuration du concept de liberté. En les perdant dans l’exil, on perd aussi la liberté. Dans un monde sans boussole, la liberté n’est plus seulement ce qui s’oppose à la prison et aux restrictions de déplacement, elle condense l’aliénation. Nous errons sans fin, sans un point de repère qui nous permettrait de prendre la mesure de ce que l’on a nouvellement acquis. Rappelons que la liberté ne consiste pas seulement à pouvoir sortir d’un lieu pour aller dans un autre, mais aussi à faire accéder le lieu lui-même à un nouvel état. En exil, nous perdons cette dimension verticale de la liberté. En exil, il ne reste de la liberté que la dimension horizontale, mais séparée du foyer / des maisons / du pays, des points de repères dont, d’ordinaire, nous sortons et auxquels nous revenons.

La liberté a une charte implicite : elle suppose que nous coopérions avec des partenaires, constituions avec eux des sociétés d’amis et partagions une ou des maison(s). Mais en exil, privé de maison, nous perdons ces partenaires et ces amis. D’un autre point de vue, peut-être que l’exil, c’est-à-dire l’emprisonnement hors de chez soi, est la seule situation qui permette d’avoir des partenaires et de vrais amis : ceux qui sont des étrangers comme nous, les non-nationaux.

[…] L’aspect le plus marquant de la modernité actuelle est son insupportable arrogance, son cynisme, son manque de respect envers les autres sociétés et les autres cultures comme envers la planète et le vivant. La modernité est arrogante : elle a certes permis à un grand nombre d’accéder à la liberté, mais ses propriétaires en tirent de fortes compensations et s’attendent toujours à des égards qu’ils n’estiment pas devoir rendre aux autres.

Avec les armes nucléaires, l’époque moderne a créé les instruments de sa propre destruction (et celle de la planète). Plus elle se prolonge, plus nous nous rapprochons du moment où ces armes seront employées. Si elles ne sont pas bientôt détruites, l’arrogance de la modernité rendra leur usage probable. Or les armes de destruction massive sont bien destinées à ce pour quoi elles ont été fabriquées : à la destruction massive.

La liberté se dégrade, elle se transforme en arrogance et en domination parce que la modernité est insolente : elle n’a aucune dignité. On sait qu’elle a généré autant d’humiliation et de violence, de mensonge et de falsification, que de discours sur les droits et sur les êtres humains.

Il est possible d’imaginer d’autres modalités de la souveraineté qui la distinguent du pouvoir et de la domination, et la fondent à l’inverse sur le respect et l’assistance : le respect des autres, le respect de soi avec le respect des autres, le respect de la nature et de la planète. Le maître sert, il n’est pas servi. Dans cette perspective, la liberté s’accompagne de générosité et d’humilité, non d’égoïsme, de discrimination et de pouvoir.

La dignité est supérieure à l’arrogance et à la souveraineté. L’alliance de la dignité et de la liberté est une solide objection à l’humiliation et à l’avilissement, à la négligence et à la dévalorisation, à la distinction et à la discrimination, comme l’a montré la révolution syrienne. L’expérience de cette révolution est généralisable en pensée, comme tente de le faire ce texte. Et de même qu’il n’y a pas d’hommes libres tant qu’il existe des esclaves, il n’y a de dignité pour personne tant qu’un seul être est humilié et avili. »

 

Extraits de « Plans et aménagements de la liberté »

« Nous souhaitons ici poursuivre la réflexion engagée dans le précédent texte, “La liberté : la maison, la prison, l’exil… le monde”, à travers l’examen de ce que peut être la liberté confrontée à certains états d’illiberté. La liberté se conçoit comme relative, en tant que rapport qui varie en fonction des différentes limites qui l’annulent. Elle n’est par conséquent pas la même à la maison et en prison, au pays et en exil, pour les femmes et pour les hommes. Dans tous les cas, la liberté telle qu’elle est pensée dans ce texte s’apparente davantage à ce qu’Isaiah Berlin nomme dans Four essays on Liberty “la liberté négative” (le fait de se libérer de) qu’à “la liberté positive” (le fait d’être libre de), qui possède une dimension critique tournée vers la réalisation d’objectifs sociaux, politiques et moraux plus vastes.

[…] Il ne nous est pas possible de nous extraire du monde. Il nous est en revanche possible d’oeuvrer à sortir de son système actuel, c’est-à-dire de changer avec lui et de le changer. Si dans cette perspective, nous nous pensons en tant que genre humain commun et non en tant que citoyens de nations distinctes, plus aucun de nous n’est libre tant que certains de nous restent privés de liberté. Dit autrement, l’illiberté où qu’elle se produise menace la liberté partout ailleurs, pour adapter la célèbre formule de Martin Luther King concernant l’injustice. Se penser à l’échelle du monde, c’est alimenter le mondialisme plutôt que le nationalisme, même si l’un n’exclut pas nécessairement l’autre.

Toutefois, cette figuration du monde comme une unique maison ou une unique nation où nous vivrions tous autant que nous sommes selon les mêmes règles et les mêmes lois, représente une menace certaine pour la liberté. Cette forme d’utopie est appauvrissante et dangereuse, en ce qu’elle nivelle les façons d’habiter et de concevoir le monde. À l’échelle d’un pays, l’existence de différents niveaux de décentralisation et d’autonomie va dans le sens de la liberté. Cela ne peut qu’être vrai, à plus forte raison, à l’échelle du monde.

L’idée de nation unique restera toutefois prévalente aussi longtemps que nous connaîtrons des inégalités aberrantes dans l’accès aux ressources et à la liberté entre les différentes communautés humaines, nationales et régionales. Le défi qu’il s’agit par conséquent de relever consiste à garantir à tous, à l’échelle planétaire, un seuil minimum de ressources et de liberté, au titre d’une responsabilité universelle et au nom de notre commune humanité, tout en oeuvrant à préserver nos différences culturelles. »

 

Extraits de « Le champ de la liberté »

« De multiples mondes composent notre Monde. Des mondes qui ne sont en rien solidaires les uns des autres et ne communiquent pas entre eux. Des mondes qui ne sont pas animés par les mêmes nécessités ni les mêmes ambitions. Le monde de la souveraineté n’est pas en capacité de penser le monde de la vie nue, de l’homo sacer. Si les livres et documentaires produits par l’Occident sur la Syrie, la Palestine et plus généralement le monde arabe s’avèrent incapables d’en saisir les réalités, c’est en raison de cet hermétisme structurel des mondes. Tout comme le monde de la vie nue est une prison, celui de la souveraineté l’est également, à cette différence près qu’il est une prison de choix. Ou plus exactement, il est une forteresse à l’intérieur de laquelle les gens ont le sentiment de savoir tout ce qu’ils doivent savoir sur eux-mêmes et sur les autres, et ne veulent rien apprendre de ce qui s’énonce sous une forme différente ailleurs. Aux États-Unis, les noirs luttent pour faire entendre que leurs vies comptent. Cette revendication peut paraître absconse de l’extérieur pour qui considère qu’il s’agit là d’une évidence.

C’est alors ignorer que l’essence-même du régime de souveraineté est précisément que toute vie n’égale pas toute vie. En l’occurrence, que la vie des noirs ne compte pas autant que la vie des blancs.

[…] La non-égalité des vies est une définition du racisme, sur lequel elle jette un éclairage cru : le racisme est à la fois un aboutissant de la souveraineté et l’un de ses tenants. Prise entre la vie souveraine supérieure qui compte et toutes les autres qui ne comptent pas, la liberté se trouve aujourd’hui en état de siège. »

 

Extraits de l’entretien « Une vie comme la vie »

Catherine Coquio et Nisrine al-Zahre : Nous sommes en décembre 2021, dix ans après la révolution, dix ans de répression sanglante et de guerre, le désastre humanitaire est si terrible et l’absence de perspective politique si totale qu’on a du mal à recueillir un legs de cette expérience trop amère. Quelle lumière porte-t-elle encore ? Si on te demandait de résumer la situation présente, quels mots choisirais-tu ?

L’un des plus grands défis auxquels nous avons été confrontés en plus d’une décennie est lié à la difficulté de contrôler l’interprétation de la situation syrienne. Il y a plusieurs puissances coloniales dans un petit pays, et c’est une situation opposée à l’expansion impérialiste classique où un centre ou plusieurs centres s’étendent à de vastes zones dans le nouveau et l’ancien monde. Nous avons maintenant les États-Unis, la Russie, les forces spéciales de la France et du Royaume-Uni, et bien sûr Israël, sans oublier l’Iran et la Turquie. Alors, s’agit-il d’une situation de libération nationale ? Nous avons toujours un régime ultra-sauvage, génocidaire, niant les droits politiques de ses sujets et occupé à arrêter et torturer ceux qui osent remettre en question sa légitimité.

S’agit-il alors d’une situation de révolution démocratique ? Près de 90 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté, et quelque 60 % ont besoin d’une aide alimentaire, tandis que l’élite dynastique amasse des fortunes et s’empare des terres et des biens des personnes déplacées. Le langage de la révolution sociale et du socialisme peut-il rendre compte de cette situation ? Nous avons vu des formations religieuses monstrueuses s’élever après le soulèvement populaire, avec un potentiel génocidaire qui n’a rien à envier à celui du régime. Alors peut-être s’agit-il d’une question de nationalisme séculier ?

Ces discours semblent avoir perdu toute validité. Et pourtant, nous n’avons pas d’alternatives. À mon sens, nous devons penser à la Syrie dans un contexte moyen-oriental et mondial. Avec les pouvoirs susmentionnés dans le pays, avec le djihadisme mondial provenant de dizaines de pays, et quelque 30% de Syriens dispersés dans le monde, on peut dire que la Syrie est un microcosme et que le monde se syrianise progressivement. Je veux dire un monde sans alternatives, vivant comme la Syrie dans un présent permanent. Je préfère penser à la Syrie comme à un non-homeland sans monde, et en tant que telle, elle est le meilleur endroit pour penser aux homelands et au monde. Je pense que nous devons révolutionner la pensée politique au niveau international, car nous sommes vraiment dans une mauvaise situation, qui ne peut que s’aggraver. Je suis très déçu par les penseurs et les intellectuels occidentaux.

Ils sont tellement locaux qu’ils nous laissent, à nous, bien moins équipés qu’eux pour cette tâche, le soin de penser globalement.

 

[…] Dans les Lettres à Samira, la longue et « hermétique absence » de ton épouse t’inspire des moments presque théologiques à propos du silence, tu dis que tout ce qui est personnel est politique mais aussi que « ce qui est religieux est politique et personnel ». Dans Récits d’une Syrie oubliée, tu dis qu’éduqué à Raqqa dans une famille de croyants peu pratiquants, devenu communiste, tu avais perdu la foi, mais que tu as fait le Ramadan pour te relier à ta mère qui te le demandait, et aussi que tu as éprouvé une sorte de sentiment religieux négatif à Palmyre, non une prière mais un appel au secours. […] Tu es très catégorique sur l’impossibilité radicale d’une alliance entre démocrates et islamistes, tu es un des intellectuels les plus fermes et clairs sur la critique elle aussi radicale à mener de tout islamisme politique, pour des raisons philosophiques et politiques mais aussi morales : tu dis que l’éthique n’est pas assez intégrée au débat politique, en particulier chez les islamistes, et tu rappelles que la religion n’est pas de l’éthique. Peux-tu en dire plus, et expliquer comment l’éthique se noue pour toi au « religieux qui est personnel et politique » ? Dirais-tu que les larmes que tu as versées soudain lors de la manifestation de Douma en avril 2011, où les cris d’appel à la liberté se mêlaient à des funérailles géantes, relevaient de ce politique-personnel-religieux ?

C’est énorme. Pour commencer, je pense que l’absence de Samira a bien quelque chose de théologique. Non seulement parce que ce qui l’a fait disparaître est une formation militaire religieuse qui nie la différenciation entre religion et politique, ce qui implique que ses crimes politiques sont des crimes religieux, mais aussi en raison du caractère hermétique de cette absence. L’Islam parle de deux mondes, celui que nous recevons à travers nos sens et le ghayb (qui signifie s’absenter, disparaître), un monde qui nous est absent. Seul le bien connaît le ghayb. La croyance au ghayb encourage-t-elle les islamistes à faire disparaître des gens ? J’ai tendance à penser le contraire, que les islamistes, en particulier les salafistes, rétrécissent le ghayb dans une large mesure. Ils savent tout, ce que Dieu veut, ce qu’il aime et ce qui provoque sa colère. C’est une attitude cognitive extrêmement impérialiste. Lorsque vous savez tout, vous avez le droit de juger tout le monde, et de calomnier. C’est de l’auto-déification. En arabe ightaba signifie calomnier, et vient de la même racine que ghaba et ghayb. J’utilise le verbe ightaba (infinitif : ightiyab) pour signifier ghayyaba (enlever et cacher, faire disparaître). Ainsi, Samira est calomniée-disparue par des personnes qui se déifient. Dans le Coran, l’ightiyab est comparé au fait de manger la chair de son frère mort. J’en déduis que le salafisme, comme nous l’avons vu en Syrie, est un cannibalisme religieux-politique. Plus ils interprètent l’Islam politiquement, moins l’aire du ghayb occupe de place, et moins ils apparaissent modestes.

Vous voyez donc l’horizon sur lequel s’ouvre la pensée de l’absence de Samira. […]

Après la révolution, il m’est apparu clairement que ce que veulent les islamistes n’est pas la politique (siyāsa), mais plutôt la souveraineté (siyāda), ce qui en fait signifie le droit de tuer et de torturer. Je défends une conception de la laïcité basée sur la séparation entre religion et souveraineté, non entre religion et politique.

Quant à mes larmes incontrôlables à Douma en avril 2011, je pense avoir retrouvé mon temps perdu, ma jeunesse perdue dans les funérailles-manifestations.

 

[…] L’épreuve de la disparition de ta compagne te fait redécouvrir les mots de Judith Butler sur les « vies impleurables », de la même façon que ta détention durant 16 ans dans les geôles de Hafez t’a fait expérimenter la condition de l’homo sacer décrite par Agamben. Tu as lu l’un et l’autre. Penser depuis ton expérience syrienne te fait revisiter des pensées élaborées en Occident à propos de situations autres. Cette expérience te fait-elle penser « plus » ou différemment ? Comment résumerais-tu cela ?

J’ai découvert ces oeuvres après ma libération et surtout après mon installation en Allemagne, en 2017. L’expérience de la révolution et de la guerre a réactivé, dans mon travail, la centralité de celle de la prison et partant celles de la violence, de la torture, des vies arrachées, dégradées, sans que personne ne les pleure. C’est cela qui m’a mené à Butler, à Agamben, à Foucault et à Mbembe, ainsi qu’aux écrits des survivants de l’Holocauste, mais également à certains travaux latino-américains sur la torture. Ces expériences de la disparition forcée, de la torture, de la vie livrée au meurtre licite, de la perte, de l’existence suspendue dans l’exil, sont autant de thèmes récurrents de mon travail en raison de leur articulation avec mon expérience tant personnelle que collective. Après l’horreur qu’il nous a été infligé de vivre et dont j’ai eu ma part, il me semble qu’il n’y ait qu’une chose à faire : chercher les mots les plus justes pour représenter ces expériences. Nous nous trouvons ici aux limites extrêmes de l’humain, à la frontière dangereuse entre le sens et la violence, tout près de ce qui ne tolère pas de représentation, de l’irreprésentable. L’histoire islamique établit une séparation entre ce qu’elle nomme la « terre d’Islam », gouvernée par les règles et symboles de la religion, et la « terre de guerre » avec laquelle le rapport s’organise par principe autour de l’affrontement. Peut-être faudrait-il de nos jours établir une distinction entre « terre de sens » et « terre de violence ». Le sens est le langage commun au genre humain que l’expansion, la généralisation de la violence menacent de faire disparaître. Ces deux terres ne sont pas deux régions géographiquement situées, mais deux possibles réalisables à tout moment et en tout lieu. Ce que nous avons expérimenté en Syrie durant un demi-siècle de règne assadien, est la disparition du sens commun, d’un langage par lequel on se comprenne les uns les autres, avec lequel on dialogue les uns avec les autres, on s’explique mutuellement ce que chacun ressent. La Syrie est devenue une terre de violence, tant le sens y a été dégradé. Nous pouvons dire en cela que le sens est un « équipement public » d’une importance capitale, qui mérite qu’on y investisse massivement tous nos efforts. On a tendance à rabaisser celui avec qui on ne partage pas de langage commun. On peut aller jusqu’à le déshumaniser et le livrer au meurtre licite (al-istibaha). Cette istibaha, c’est la fabrique de l’homo sacer d’Agamben, de l’homme livré sans protection à la violence de tous, dont l’intégrité physique peut être violée en toute impunité. N’est-ce pas, d’une certaine manière, ce que vivent les Syriens depuis onze ans ? Un demi-million de vies au bas mot, qui ne méritent pas même le deuil aux yeux de leurs tueurs. De fait, le régime syrien a interdit à de nombreuses familles d’organiser des veillées funèbres pour leurs morts si tant est qu’elles aient pu en récupérer les corps, ce qui la plupart du temps leur a été impossible. Il existe plusieurs charniers autour de Damas, dont on ne connaît pas l’emplacement et qui renferment les corps anonymes de vies ôtées sans avoir pu être pleurées. C’est également comme cela que procède Daech mais également Jaysh al-Islam qui a enlevé Samira, Razan, Wael et Nazem. La vie de ces disparus a été traitée comme si elle ne méritait pas d’être regrettée par leurs familles privées de deuil.

Peut-on oeuvrer à ce que le monde soit une terre de « sens unique », ou bien une terre de sens multiples et traduisibles ? Voici encore un horizon qui mériterait tous nos efforts. Prendre à bras le corps les questions de la torture, du viol, de la guerre, de la disparition forcée et de la perte pourrait constituer le sol premier d’une terre de sens à laquelle nous aspirons partout dans le monde. Le sens est un horizon, une communication qui s’élargit, une entente qui se renforce, une écoute qui se partage, et non un système qui expédie sur commande un produit fini. J’essaie de prendre part à cela en m’appuyant sur nos expériences précaires ainsi que sur les potentialités expressives de la langue arabe, tout en tirant profit d’écrits occidentaux qui se distinguent des nôtres par une perception philosophique qui peine à se développer dans la culture arabe moderne, en raison de la domination sur nos vies d’enjeux pratiques immédiats.

 

sommaire

 

Catherine Coquio
Une liberté en état de siège

 

Yassin al-Haj Saleh
La liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde
traduit de l’anglais par Cyril Béghin

Plans et aménagements de la liberté
traduit de l’arabe par Marianne Babut

Le champ de la liberté
traduit de l’arabe par Marianne Babut

 

Une vie comme la vie
Entretien de Yassin al-Haj Saleh avec Nisrine al-Zahre et Catherine Coquio
traduit de l’anglais par Catherine Coquio et de l’arabe par Marianne Babut

événements

 

Le livre de Yassin al-Haj Saleh paraîtra en librairie le 15 janvier (et non le 15 novembre comme initialement prévu).

Une rencontre exceptionnelle a eu lieu à la Librairie l’Atelier (2 bis rue de Jourdain, Paris 20e) le mercredi 4 décembre à 19h30. En présence de Yassin al-Haj Saleh, Nisrine al-Zahre (qui a mené l’entretien avec Catherine Coquio), Marianne Babut (traductrice), Sami El Hage (libraire et lecteur) et Sandra Alvarez de Toledo (éditrice).

Parmi les rencontres à venir : le jeudi 27 mars 2025 à l’Institut du Monde arabe (à confirmer).