Henrik Olesen, par Adrien Malcor
Le 02/08/18, par Adrien Malcor.
« Mettez un tigre dans votre corps-machine. » Deux ou trois réflexions sur l’exposition parisienne d’Henrik Olesen (6 or 7 new works, galerie Chantal Crousel)
Ce jour de mai j’entre galerie Chantal Crousel accompagné de trois amis artistes : il s’est avéré bon de pouvoir discuter dans l’exposition, la première d’Henrik Olesen à Paris. Il apparaît vite en effet que nous sommes entrés dans une exposition, et non dans une installation ou un quelconque display marchand comme un peu partout ailleurs ce jour-là dans le Marais.
Je la décris vite, en donnant les titres. On voit réparties dans la plus grande salle six tables de bureau sur lesquelles sont disposées et collées de petites boîtes d’emballage peintes à la main (Hand-painted surfaces) : beaucoup de boîtes de médicaments, plus ou moins connus (je ne sais pas ce qu’un pharmacien pourrait repérer, et je n’ai pas cherché les psychotropes), mais aussi des packs de lait, entre autres emballages alimentaires, et quelques boîtes d’objets (j’ai vu des stylos Pilot). Toutes sont peintes par facettes, plus ou moins complètement, d’une à trois couleurs souvent vives et acides, sans logique apparente. Sur trois des murs sont fixés avec des équerres une dizaine de parallélépipèdes de verre de formes variées, sortes d’aquariums assez sales et rayés, disposés en longueur, parfois par paires (As yet untitled). Au fond à droite, Breakfast packaging, quatre boîtes aplaties de céréales Frosties de Kellog’s (Frosties, c’est le tigre). Au coin à gauche un bâton scindé – une des signatures d’Olesen – intitulé Anthropocene monument.
De l’autre côté (à droite en entrant), une plus petite salle contient deux boîtes en verre peintes en noir, opaques : les Depression. Dans le couloir adjacent, deux grandes toiles peintes d’un mystérieux bleu turquoise clair et recouvertes d’impressions contrecollées viennent introduire la batterie théorico-littéraire de l’artiste (Wallpaper, big et Wallpaper, small). Des feuilles d’arbre scannées, juxtaposées comme sur des planches d’herbier, relient portraits photographiques et couvertures de livres et de magazines. Il y a une délicate mise en abyme (les images-feuilles de papier « cueillies » et étalées comme des feuilles d’arbres), une analogie entre portraits et couvertures (en surimpression souvent, avec jeux de matières et de couleurs) et surtout une volupté et une légèreté toutes picturales. La plupart des références sont à vrai dire assez attendues : icônes gay (Brad Davis), figures du panthéon homo-intellectuel (ou leurs livres), classiques de la science-fiction (les prix Hugo d’Ursula Le Guin, auteure en odeur de sainteté aujourd’hui ; Dhalgren du sulfureux mais célèbre Samuel R. Delany)… C’est là le point faible de l’artiste, à moins qu’il ne se propose aussi d’enregistrer des modes intellectuelles, ou que nous n’ayons pas trouvé la clé du montage. Enfin, il y a quelques exceptions : les portraits des poètes René Crevel (dont Olesen a adapté Monsieur Couteau et mademoiselle Fourchette) et Roger Gilbert-Lecomte, peu lus aujourd’hui…
L’expo reste assez sèche et il faut vite partir à la recherche d’indices. L’artiste en a disséminé ou laissé déposer dans les boîtes de verre : ici le mot « ARM » (« bras », en anglais comme en danois) écrit sur un bout de sparadrap, là un ticket de caisse froissé… Ces traces, comme le geste de peinture ou l’état du verre, disent la présence-absence d’un corps vivant, quotidien. Olesen travaille un de ses grands sujets : la recomposition d’un corps décomposé, qu’il pense souvent comme celle d’un volume éclaté en plans (Hand-painted surfaces – surfaces et non volumes). La poétique du corps-boîte (Antonin Artaud) est ici aplatie dans le quotidien du corps industrialisé contemporain (biochimique). Un jeu d’oppositions simples (opacité/transparence, vide/plein, surface/volume, contenant/contenu, substance/idée…) déploie l’espace mental ad hoc, où se répercutent les questions.
Les deux « papiers peints » n’expliquent a priori pas grand-chose, mais ils répètent la partition et l’orientation de l’espace. C’est une exposition en longueur, et un sens finit par s’en dégager, ou plutôt un axe interprétatif : avec à un bout les boîtes noires et à l’autre les boîtes de Frosties, elle se polarise, disons, entre dépression hermétique et santé standardisée. Mais cet axe paraît moins critique qu’existentiel, et ne court-circuite pas les lignes de fuite associatives. Anthropocene monument introduit le temps géologique, la perspective globale et la verticale (l’humain, anthropos). Peinte aux couleurs du tigre, cette antistatue nous rappelle peut-être que l’individu industriel (domestiqué) est désormais, au même titre que les ex-superprédateurs qu’il a exterminés et qui le fascinent, une espèce menacée.
On a vu la tête de Foucault sur le grand Wallpaper et on peut bien sûr penser à Mike Kelley, qui avant Olesen avait lié biopouvoir et constructivisme (ou élémentarisme). Mais il n’y a pas parodie, ni même fiction, et l’exposition n’est pas un décor. D’où une densité énigmatique spéciale, que la relative simplicité du système associatif vient étoffer, et non dissiper. De plus, quand Kelley s’explique et cite abondamment, Olesen ne nous donne pas, comme on dit, tous les éléments. Un galeriste disponible, intéressé et intéressant – tout est encore possible – nous apprend par exemple que l’artiste s’est renseigné sur ce qui fut la croisade anti-masturbation de John Harvey Kellogg, médecin américain fondateur de la firme Kellog’s : le rituel du petit déjeuner en famille devait enrayer l’onanisme infantile. Le regardeur peut l’ignorer, et se contenter de noter qu’il y a justesse à singulariser ainsi ces boîtes de céréales : ne sont-elles pas, de toutes les boîtes d’emballage industrielles, celles que nous avons le plus regardées ?
Nous apprenons d’ailleurs – autre info du galeriste – qu’Olesen a travaillé dans la salle à dissocier ses boîtes peintes de l’idée de geste enfantin, qui aurait indûment « réchauffé » l’exposition. Il y est très bien arrivé, et on vérifie son tact. Là encore, sur l’enfance, la différence avec Kelley est intéressante : Olesen n’historicise pas et ne psychologise pas (il ne joue pas comme Kelley du lien abstraction/refoulement). La logique citationnelle des Wallpapers s’interrompt dans les objets ; tout au plus la galerie de portraits renforce-t-elle le je-ne-sais-quoi de lyrisme toxique qui imprègne l’exposition. Si les boîtes de verre évoquent immédiatement Paul Thek, les problèmes du (post)minimalisme ne viennent pas à la suite. Le regardeur est contraint à penser formellement, mais l’expo n’a rien de formaliste ni d’antiformaliste. Jean-François Chevrier a bien vu que la veine « antiplastique » d’Olesen passait par une logique « infraconstructive » : comme si le bricolage de l’identité n’avait même plus ses briques de base. La couleur est un marqueur vague : « couleur mentale », charte privée, signalétique d’états d’âme…
Un pas est franchi, peut-être. Sans soutien des utopies ou des primitivismes, les grandes pensées constructives du XXe siècle se décantent. Un artiste en retient le strict nécessaire, qui hante (c’est-à-dire anime) son conceptualisme à l’os, fait main, pour aujourd’hui. Le rapport à l’histoire est intense mais non didactique. Il y a là une percée stimulante – et rassurante – pour les amateurs d’art moderne que nous sommes. Je sortais moi-même d’une décevante plongée dans la littérature française contemporaine et je respirais : nous avons décidément besoin de l’art, des objets, de ces espaces raréfiés dont il faut encore se demander à quelles régions de l’esprit ils s’abouchent.
On peut se dire pour l’instant qu’Olesen a atteint une sorte d’onde quantique qui le porte simultanément : 1) aux frontières de l’humain, voire du vivant (Turing comme homme-machine du futur) ; 2) à la pointe du processus de civilisation occidental, pointe sur laquelle l’individu surautonomisé s’effile ; 3) sur le front militant de la subculture gay. Posthumain, individu atomique-atomisé ou gay revendicatif : le regardeur ne peut régler la focale, qui est ici affaire d’échelles et non de rôles. L’artiste a tout à la fois dédramatisé, universalisé et « communautarisé » le projet d’Artaud, la reconstruction du corps-boîte. Le rectum est-il une tombe ? se demandait un autre lecteur d’Artaud, Leo Bersani. Tous des corps sans organes ? Tous des Artaud sans mythe – si ce n’est celui, apocalyptique, de notre autonomie individuelle, de notre puissance d’autocréation.
Je relis le texte d’Ariane Müller proposé aux visiteurs. L’auteure y passe du mot allemand ticht aux nombres transcendants : elle est peut-être partie de l’indétermination numérique – 6 or 7 – du titre de l’expo. L’approche est absurdement oblique, d’autant que le regardeur, s’il a un peu de mémoire visuelle, peut faire ici une hypothèse autrement solide et féconde. Nous mettrons nous-mêmes quelques mois à rapporter les Hand-painted surfaces au dernier plan de Deux ou trois choses que je sais d’elle (Godard, 1967), où l’on voit des boîtes d’emballage (produits ménagers et paquets de cigarettes surtout) disposées sur une pelouse en une sorte de maquette de ville nouvelle. Il ne serait pas si surprenant qu’Olesen, en France, ait voulu passer d’Apollinaire et Schwitters à Godard, il le serait un peu plus de voir l’artiste intégrer et chiffrer ainsi le motif urbain (et le cinéma, ou la prostitution). Toujours est-il que nous pouvons, à notre tour, ajouter une couche : entre le corps-machine et le corps-monde, il y a le corps-ville. Ce vertige des échelles définit l’Anthropocène, c’est aussi – déjà – le sujet de Deux ou trois choses…, d’où la maquette. La voix off qui accompagne cette ultime image vient confirmer l’enjeu, en nous rappelant au passage que les firmes du tigre sont toutes plus dangereuses les unes que les autres : « J’écoute la publicité sur mon transistor. Grâce à E… S… S… O, je pars tranquille sur la route du rêve et j’oublie le reste, j’oublie Hiroshima, j’oublie Auschwitz, j’oublie Budapest, j’oublie le Vietnam, j’oublie le Smig, j’oublie la crise du logement, j’oublie la famine aux Indes. J’ai tout oublié, sauf que, puisqu’on me ramène à zéro, c’est de là qu’il faudra repartir. »
Adrien Malcor (RADO)
Photographies de l’exposition : Maxence Rifflet (RADO)
Ci-dessous : Hand-painted surfaces ; photogramme du dernier plan du film de Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) ; et photo de tournage.