Ghatak-Descriptif-Extraits

Haut

Des_films_du_Bengale

39 €

LIVRE-AUTEUR

416 pages et 428 images
Format : 17×23 cm
ISBN: 978-2-9529302-8-4
Date de parution: mai 2011

Édition établie et présentée par
Sandra Alvarez de Toledo

Avec des textes de Ritwik Ghatak,
Sibaji Bandyopadhyay, Raymond Bellour,
Moinak Biswas, Serge Daney,
Marianne Dautrey, Hervé Joubert-Laurencin,
Advaita Malla Barman, Kumar Shahani,
Rabindranath Tagore, Charles Tesson.

croix-fermer
filette

Télécharger quelques doubles-pages du livre.

« Nous sommes nés dans une époque de dupes. Les jours de notre enfance et de notre adolescence ont vu le plein épanouissement du Bengale : Tagore, avec son génie écrasant, au faîte de sa carrière littéraire ; la vigueur renouvelée de la littérature bengalie dans les ?uvres des jeunes écrivains du groupe Kallol ; l’élan national largement relayé dans les écoles, dans les collèges et dans la jeunesse bengalie ; les villages du Bengale débordant de l’espoir d’une vie nouvelle, avec leurs récits, leurs chants et leurs fêtes populaires. Mais, à ce moment-là, la guerre et la famine sont arrivées. La Ligue musulmane et le parti du Congrès ont conduit le pays à sa ruine en le coupant en deux et en acceptant une indépendance dévastatrice. Les émeutes villageoises ont submergé le pays. Les eaux du Gange et de la Padma sont devenues rouges du sang des frères. Telles ont été nos expériences. Nos rêves évanouis. Nous avons chancelé, nous sommes tombés, nous accrochant désespérément à un Bengale misérable et appauvri. Quel Bengale est-ce, où la pauvreté et l’immoralité sont nos compagnes permanentes, où règnent trafiquants du marché noir et politiciens malhonnêtes, où la peur terrible et le chagrin sont l’inévitable destinée de chacun ? Dans les films que j’ai réalisés ces dernières années, je n’ai pas été capable de me départir de ce thème. Il m’a semblé qu’il était urgent de montrer au peuple bengali ce visage misérable, appauvri du Bengale divisé, de lui faire prendre conscience de sa propre existence, de son passé et de son futur.»

Extrait d’un récit autobiographique non daté.

 

« Les jours de mon enfance se sont écoulés sur les rives de la Padma – c’étaient les jours d’un enfant indiscipliné et sauvage. Sur les bateaux, les passagers étaient semblables aux habitants de quelque lointaine planète. Les grands bateaux de transport de marchandises en provenance de Patna, de Bankipore, de Monghyr transportaient des marins qui parlaient une langue étrange dans laquelle se mêlaient différents dialectes. Je pouvais voir les pêcheurs. Dans la bruine, au-dessus du village, flottait une mélodie pleine de joie, qui, portée par un coup de vent soudain, venait toucher le coeur des villageois. J’ai tangué en steamer sur cette rivière turbulente après la tombée de la nuit et j’ai écouté le bruit rythmé des machines, la cloche du sareng, le cri du matelot mesurant la profondeur. Un jour, en automne, je me suis embarqué sur un bateau, j’ai perdu mon chemin au milieu des herbes hautes où se cachent les serpents. Et tandis que je tentais d’en extirper le bateau, le pollen de ces herbes en fleurs m’a fait suffoquer. […] »

Extrait d’un récit autobiographique non daté.

 

« Espérons que parmi vous un spectateur vigilant réussira à éveiller la conscience des gens ordinaires en créant un ciné-club ou autre chose ; sinon tant pis, vous méritez votre Battala* et ne vous plaignez pas qu’il n’y ait plus de Rabindranath Tagore aujourd’hui. C’est vous qui avez perdu quelque chose, j’en suis convaincu. Ce ne sont pas les artistes. Ils mettent en danger leur vie privée, leur vie de famille ; cela leur procure une joie insensée, l’occasion d’une méditation intense. Mais, à vous, cela laisse très peu de choses, et bientôt vous n’aurez plus rien. Et pourtant tout est en votre pouvoir. Vous êtes tout-puissants. C’est vous qui avez le dernier mot. Pourquoi ne passez-vous pas à l’attaque ? Allez-y, cognez donc ! Mais laissez-nous vivre, si vous trouvez une raison de nous laisser vivre. Si vous n’en trouvez pas, faites-le savoir par vos cris. Écrivez aux journaux. Rassemblez des foules à chaque carrefour. Hurlez-le dans vos clubs. Une culture bengalie morte se cramponne désespérément aujourd’hui à ce nouveau médium. Pourquoi n’apportez-vous pas la preuve, une fois pour toutes, que vous ne voulez pas de ça, pourquoi ne mettez-vous pas fin à tout ça ? Nous pourrions alors nous lancer dans la réalisation de films à succès avec la conscience tranquille et nous asseoir nus pour tirer sur nos houkas. Il est temps que vous décidiez de quel côté vous êtes. Vous êtes un obstacle, le plus menaçant peut-être. Notre pays a produit le Ramayana et le Mahabharata. La philosophie que nos paysans portent en eux grâce à ces récits est pour ainsi dire unique au monde. Nous aimons notre misère. Nous aimons aussi notre joie : mais nous ne vous lâcherons pas avant d’avoir atteint une certitude totale. Le monde du cinéma vibre de cette certitude que quelque chose va naître. […] »
* Quartier au nord de Calcutta où était imprimée la littérature bon marché.

Extrait de « Une longue série d’obstacles », 1959.

 

« La tradition du film musical, notamment celle pratiquée par les cinéastes de Bombay, est une tradition monstrueuse. De plus, c’est une tradition par essence non cinématographique. Mais aussi, mais surtout, elle provient directement de ces formes d’art corrompues, non artistiques et vulgaires que sont les jatras, les nautankis, opéras et autres productions scéniques hybrides. Ces formes ont régné dans notre pays juste avant l’apparition des films parlants.
Ainsi, quand les représentants éduqués de notre bourgeoisie ont eu en mains les outils de la création, ils ont tourné en ridicule cette forme de divertissement et l’ont écartée du champ du cinéma sérieux.
Développement extrêmement logique, que cette mise à l’écart.
Mais le temps est venu d’une nouvelle évaluation. (Je ne parle bien sûr ici que du cinéma bengali.)
Nous sommes désormais en train de prendre lentement conscience de certains faits qui touchent à notre peuple et à notre art.
Nous sommes, par nature, un peuple qui aime la mélodie. Nos émotions s’expriment toutes dans des compositions mélodiques qui nous sont propres. Cinq millénaires et plus de développement de notre grande civilisation ont fait pénétrer la musique dans nos âmes.
En outre, nous sommes un peuple épique. Nous aimons nous répandre, nous ne sommes pas très concernés par les intrigues, nous aimons qu’on nous dise et redise les mêmes mythes et légendes. Notre peuple n’est pas très porté sur le « contenu » du récit, mais sur le « pourquoi » et le « comment ». C’est cela, l’attitude épique.
Ainsi les formes élémentaires de la culture populaire – ces mêmes formes qui, récemment, au moment où se sont produits des bouleversements sociaux et politiques dévastateurs et qui ont marqué l’époque, ont fait l’objet de vulgarisations, et qu’à ses débuts le cinéma a singées pour les expurger ensuite – ces formes donc sont toujours éclectiques, elles ont des airs de reconstitution historique, elles sont kaléidoscopiques, paysannes, relâchées, discursives, elles procèdent par digressions et leur contenu est parfaitement connu depuis des millénaires. Et toujours la musique a occupé une place décisive dans ces formes.

Extrait de « La musique dans le cinéma indien et l’approche épique », 1963.

 

Il est du devoir de tout artiste de préserver sa capacité d’émerveillement, de demeurer vigilant intérieurement et vierge éternellement. Sans cette faculté, il lui sera impossible d’accomplir de grandes choses. Le subtil secret qui se cache derrière tout acte de création consiste en somme à arrêter son regard sur toute chose, à le fixer dans un émerveillement silencieux, à se laisser éblouir par quelque objet passager ou à s’abandonner à la plénitude du plaisir, puis, longtemps après, la tranquillité venue, à extirper ce sentiment intime du grenier de son esprit, à le parer et à lui insuffler la vie.
D’une manière ou d’une autre, tout artiste réussit à transporter avec lui son enfance, il la garde cachée dans sa poche jusqu’à l’âge adulte. Sitôt qu’elle lui échappe, il n’est plus qu’un vieux croûton ; il cesse d’être un artiste et devient un théoricien. Cette enfance est un état mental extrêmement fragile, un état de repli sur soi, à la manière de ces plantes farouches et délicates qui se fanent au moindre contact. Au contact grossier du quotidien, l’enfance se délite, se flétrit et perd sa sève.
Tout artiste a forcément connu cette expérience. »

Extrait de « Deux aspects du cinéma », 1969.