Rosa-Descriptif-Extraits

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ROSA_COUV_MOYEN
22 €

224 pages
Format : 21,5×13,5 cm
ISBN: 978-2-9541059-4-9
Date de parution: 19 février 2015

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Rosa
Traduction de l’allemand et postface de Marianne Dautrey

Extraits

«La tête de Rosa qui, ce matin-là, contre toute habitude, affleurait, tranquille, au-dessus de l’horizon de la montagne de linge, avait la forme d’une lune ; son disque était sombre, comme trempé dans de l’iode, et son halo formait un anneau clairsemé de fines mèches de cheveux d’un blond cendre qu’elle avait coutume de brosser à la fourchette. Son œil gauche manquait. À son emplacement se trouvait désormais un amas de chair proliférant, comme si l’orbite avait cherché à s’évader de sa cavité ou comme si la lumière, quant à elle, avait seulement cherché à la fuir. L’agrégat, légèrement marbré et égrugé, avait la couleur des varices, il empiétait sur la pommette et le sourcil et gagnait l’aile du nez. Les sourcils formaient de gros buissons sauvages, une masse broussailleuse jamais taillée et, en leur milieu, emmêlées les unes dans les autres, naissaient des racines filandreuses ; de longues boucles isolées, dures comme du crin de cheval, pendaient au-dessus d’une voûte crânienne bombée et s’entremêlaient en vrilles semblables à des tiges de lierre. Dans le cadre de l’image qu’en avait Jozef, elles lui paraissaient vertes, chargées de chlorophylle, comme tout ce qui avait poussé par miracle sur le corps de Rosa depuis l’accident. Ses membres blessés, puis ramenés à la vie après de longues prières, semblaient des bourgeons aux yeux de Jozef. Rosa avait éclos, jugeait-il.» (Rosa, p. 13)

«[…] les quarante et une parcelles visitées parmi les quelque cent autres de la forêt domaniale auraient éprouvé les événements jusque dans leurs racines ; leur expérience aurait été remémorée par celles-ci de telle sorte que, après de premières dépressions, le souvenir aurait envahi leur tissu cellulaire le plus intime et que, comme parfois lors de graves blessures superficielles touchant par exemple le réseau des vaisseaux, aucun processus de guérison n’aurait plus été possible, à la faveur duquel le bois aurait pu oublier ce qui lui était arrivé, mais que, au contraire, la forêt aurait subi collectivement un choc psychique devenu d’autant plus puissant que, refoulé d’abord, il aurait précipité ensuite, avec un temps de retard, les racines dans une sorte d’abîme, dans les profondeurs de leur être. Comme le moule creux d’une surface de terrain ou un renfoncement sous le niveau de la mer, la première réaction au concentré de l’expérience du feu, au fait d’être témoin, au contact des bientôt trois cent mille corps à l’instant de leur dissolution dans l’air, ne se serait pas limitée à l’asphyxie de la mousse, qui s’ensuivit immédiatement après, ni à l’oppression qui aurait été ressentie par ses tiges ; non seulement les parois des capsules des sporophytes, casques de plongée de leurs spores, auraient explosé à l’image de cages thoraciques, étouffant ainsi des kilomètres carrés de surfaces entières de tapis reposant entre les bouleaux, mais, pour les mousses survivantes, ces événements auraient aussi et avant tout été la cause d’un émoussement irréversible de leur réactivité aux stimuli, une usure presque, semblable aux psychoses ; ils auraient entrainé un état de fin de vie végétative que R. appelait chagrin, le chagrin de la mousse.» (Rosa, p. 105- 106)

«L’histoire se termina logiquement avant d’avoir commencé. Qu’entre le début et la fin, il n’y eût rien, pas même du silence, et que cette inexistence, inexistence de douleur peut-être même, put être n’importe quoi d’autre qu’inanité n’étonnait que ceux qui n’avaient encore jamais raconté une histoire sans craindre que tous les mots qu’ils avaient réussi à faire leurs ne fussent passés à côté de leur contenu et que, là, ensorcelés par eux, en suspens au-dessus de l’abîme comme sur un écueil devant l’élévation vertigineuse de la chute, ils ne périssent de leur incapacité à oser le saut dans le vide. Le gouffre secret le savait, qui entourait d’un bourdonnement toute histoire jamais transmise comme le halo d’un astre froid : les paroles étaient leurs propres meurtrières ; en butant sur un objet, puis en se fondant en lui, elles se privaient précisément de cette vie qu’elles avaient donnée à leur objet et ainsi, s’aidant parfois de phrases entières et de leur construction, sous laquelle elles s’enfouissaient en embuscade, elles veillaient au silence, à un silence infini.» (Rosa, p. 187)